HANDBOUND AT THE

UNIVERSITY OF TORONTO PRESS

GUSTAVE GUILLAUME

Élève diplômé de l'École dbs Hautes Études

LE

PROBLÈME DE L'ARTICLE

ET SA SOLUTION DANS LA LANGUE FRANÇAISE

Ouvrage couronné par l'Institut (Prix VOLNEY)

i

PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET C

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79*

1919

Tous droits réservés.

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A MONSIEUR Antoine MEILLET

Professeur au Collège de France Directeur d'études a l'École des Hautes Études

Hommage de respectueuse gratitude

OUVRAGES CITES ET ABREVIATIONS

I

Les exemples du présent ouvrage sont empruntés, en général, aux principaux écrivains français, poètes et prosateurs. Autant que pos- sible, les auteurs ont été cités de manière à ce qu'on puisse facilement retrouver le passage dans n'importe quelle édition (acte et scène, titre particulier du morceau, livre et chapitre, etc.). A moins d'indication contraire, lorsque l'auteur a été réédilé dans la Collection des grands Écrivains, publiée par la librairie Hachette, nous avons suivi le texte et les divisions de cette collection.

Pour les auteurs cités en abrégé d'après une édition déterminée, la liste ci-dessous fournit les indications nécessaires :

Astrée = renvoie à l'édition de Paris, 01. de Varennes; = verso; r" -= recto.

Aub. = d'Aubigné, Œuvres complètes, p.p. E. Réaume et de Caus- sade. Paris, 1873-1892.

Auc. z= Aucassin etNicoleie, éd. Suchier. Paderborn, Schœningh, 1899.

B. z= Brunot, Histoire de la langue française. Paris, A. Colin.

Beaum. = Philippe de Beaumanoir, Coustumesde Beauvaisis, éd. Sal- on. Paris, Picard, 1889.

Chans. Hug. = Le chansonnier huguenot du xvi« siècle. Paris, Tross, 870-71 .

Ch. de S^-Germ. = Le chansonnier de Saint-Germain-des-Prés, reprod. hototyp. Soc. des A. Textes. Paris, 1892.

Chev. Lyon = Le Chevalier au Lyon (Der Lôwenritter) hgg. von W. oerster. Halle, 1902.

Cid = Elpoema delCid, p.p. Vôllmôller, I. Halle, 1879.

Cor. L. = Le couronnement de Louis, éd. E. Langlois, Soc. des A. extes, 1888.

Diderot = Œuvres complètes, édit. Assézat. Paris, Garnier.

Dol.jMan. Trad. = La manière de bien traduire d'une langue en

8 OUVRAGES CITÉS ET ABREVIATIONS

aultre, etc faict par Estienne Dolet natif d'Orléans. A Lyon chés

Dolet mesme, MDXLII.

D. = X. Doudan, Mélanges et Lettres. Paris, Calmann Lévy, 1878.

Dub. Mont,, Tu = Dubosc Montandré (dont les pamphlets sont ano- nymes), Le Tu autem, 1652.

Estienne (H.), Conf. = Traicté de la Conformité du langage françois auec le grec, éd. Fougère. Paris, 1853.

Eul. = Eulalie, dans les plus anciens monuments de la langue, p. p. Koschwitz. Heilbronn, 1888.

Farce Joy . et recr. = Farce Joyeuse et récréative. Voir à Pic. et Nyr.

Guy, Div. leç. = Les diverses leçons de Loys Guyon, Dolois suy-

vans celles de P. Messie et du sieur de Vauprivaz. Lyon, Cl. Morillon, 1610.

H. D. T. = Dictionnaire général de la langue française par MM. Hatz- feld, Darmesteter et Thomas. Paris, Delagrave.

Heptam. = VHeptaméron des Nouvelles de Marguerite d'Angoulême^ reyne de Navarre, p. p. P. L. Jacob, 1858.

J. =extrait de journal.

Jeh. de Paris = Le roman de Jehan de Paris, éd. Mabille. Paris, 1855 (Bibl. elz.).

Joinv.=Joinville,//fs/oire(feS'LouïS, éd. NatalisdeWailly. Paris, 1914.

Joyes = Les quinze j'oyes de Mariage. Paris, 1853 (Bibl. elz.).

Ler. de L., ch. = Le Roux de Lincy, Recueil de chants historiques français depuis le XII^ jusqu'au XVIII^ siècle. Paris, 1841.

Loy. Serv. = La très joyeuse, plaisante et récréatiue Histoire du gentil Seigneur de Bayart, par Loyal Serviteur, éd. Roman. Paris, 1878 (Soc. Hist. Fr.).

Mal. = Malherbe, Œuvres poétiques, éd. L. Moland. Paris, Garnier.

Marg . de la Marg . = [Marguerite d'Angoulesme ou de Navarre]. Mar- guerites de la Marguerite des Princesses, p. p. F. Frank. Paris, 1873.

Maupas. Gram. = C. M[aupas], Bl[oisien], Grammaire françoise. Blois, 1607.

Mén. de Paris = Le Ménagier de Paris, édit. de la Société des Biblio- philes français. Paris, 1846.

Ors. B. == Orson de Beauvais, éd. G. Paris, 1899. Soc. A. Textes.

Pal. = Bernard Palissy, Œuvres, éd. Cap. Paris. 1844.

Palsgrave = L'Éclaircissement de la langue française, éd. Génin, 1852, Coll. des Doc. inéd.

Pascal = Les Pensées sont citées d'après la éd. Ernest Havet. Paris, 1881.

Pic. et Nyr. = Nouveau recueil de farces françaises des XV^ et XVI' siècles, p. p. E. Picot et Ch. Nyrop. Paris, Morgand, 1880.

R. de Camb. = Raoul de Cambrai, chanson de geste p. p. Meyer et Longnon. Soc. des A. Textes. Paris, 1882.

OUVRAGES CITES ET ABREVIATIONS 9

Rab. = Rabelais, Œuvres, p. p. Marty-Laveaux. Paris, 1868-81.

Rec. pi. b. vers, Mett. = Recueil des plus beaux vers de MM. Malherbe, Racan, Maynard Paris, Mettayer, 1638.

Roi. = La chanson de Roland, texte du xi« siècle, 8'* édit. de Clédat. Paris, Garnier.

Rose = Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, éd. Marteau. Orléans, 1878-79.

Sat. Men. = Satyre Menippee de la vertu du catholicon d'Espagne

éd. Ch. Labitte. Paris, 1880.

Scarron, Virg. = Virgile travesti en vers burlesques. Paris, Mich. David, 1700.

S* Am. = S* Amant, Œuvres complètes, éd. Livet. Paris, Jannet, 1855. S* Gel. = Œuvres complètes de Melin de Sainct-Gelays p.p. Blanche- main. Paris, 1873 (Bibl. elz.).

Théop. = Théophile, Œ't/ures, éd. Alleaume. Paris, Jannet, 1856 (Bibl. elz.).

Vaugelas, Rem. = Vaugelas, Remarques sur la langue française, édit. Chassang. Versailles et Paiis^ 1880.

Voy. Charlem. = Voyage de Charlemagne (Karls des Grossen Reise) hgg. v. Koschwitz, Heilbronn, 1880.

Les exemples qui ne sont suivis d'aucune indication de source sont des exemples de-démonstration, contrôlés par témoin.

Lorsque plusieurs phrases ou mots appartenant à des langues diffé- rentes sont placés en regard l'un de l'autre, la langue à laquelle chacun d'eux appartient est indiquée en abrégé de la manière suivante :

ail. = allemand, angl. = anglais, ags. = anglo-saxon, arm. = arménien, bulg. = bulgare, esp. = espagnol, fr. = français.

gr. z= grec.

i.-e. = indo-européen.

ital. = italien.

lat. = lat.

pop. = langue populaire.

si. = slave,

skr. = sanskrit.

Un V. placé devant une abréviation signifie vieux; ainsi v. fr. signifie vieux français; m, signifie moyen, mod., moderne.

Les indications de pages et de paragraphes entre parenthèses sont des renvois à d'autres passages du livre propres à fournir des éclair- cissements sur le point traité ou sur le terme employé.

L'abréviation cf. (confer) signifie « comparez ».

AVANT-PROPOS

Méthode et objet de la grammaire comparée : relever entre langues attestées des correspondances explicables par l'existence d'un prototype commun ; restituer ce prototype, Applica- tion de la méthode comparative à la partie formelle des langues par détermination de correspondances entre tendances systé- matiques et restitution du but commun qu'elles supposent. Ordre d'exposition à adopter. Tendances communes qui font entrevoir la nature du problème de l'article. Détermination de ce problème d'après les données recueillies et examen des divers types de solution. Evolution de l'article dans le sens d'une systématisation de plus en plus grande. Plan de l'ouvrage ; utilité pratique, intérêt théo- rique.

Le présent ouvrage est un essai d'application de la méthode com- parative à la partie formelle des langues. Nous renvoyons pour la connaissance même de cette méthode aux ouvrages spéciaux^ : on y verra que, réduite à Tessentiel, elle consiste à relever entre des langues attestées des correspondances régulières qui, une fois recon- nues, ne sont explicables que par l'existence d'un prototype com- mun. La restitution de ce prototype devient ainsi la fin de l'étude.

Est-ce la seule fin que puisse se proposer le grammairien compa- ratiste? Nous ne le pensons pas. Si la grammaire comparée n'en- visageait que la restitution de l'original commun de langues diffé- renciées dans le temps et dans l'espace, ce serait une discipline orientée exclusivement vers l'étymologie. Or, l'étymologie n'est

1. Les deux livres qu'on consultera le plus utilement sont : A. Meillet, Intro- duction à Vétude comparative des langues indo-européennes (Paris, Hachette, 4* édit.,1915), et F. de Saussure, Cours de linguistique générale (Paris, 1916).

12 AVANT-PROPOS

qu'un aspect du problème linguistique. L'esprit aspire à connaître non seulement d'oii viennent les choses, mais encore leur raison d'être : pourquoi elles existent, pourquoi elles durent.

Ces deux questions se posent d'autant plus impérieusement au linguiste que le fait qu'il considère s'est réalisé un plus grand nombre de fois de façon indépendante dans des langues difïérentes, et qu'il a eu dans chacune d'elles une existence plus durable. Il y a en effet en ce cas indice d'universalité : du moment qu'un même phénomène se renouvelle indépendamment dans plusieurs langues on est porté à y voir l'effet d'une tendance naturelle.

Ce point de vue superpose à la grammaire comparative préoc- cupée d'étymologie, une grammaire comparative d'un autre ordre. Il n'est plus question de reconstruire l'original commun de langues différenciées, mais de discerner en vertu de quelles nécessités communes les systèmes que forment ces langues se sont créés et ont subsisté. Le principe de la méthode reste le même, mais il faut tenir compte de changements imposés par la différente nature de l'objet. Au lieu de correspondances entre phonèmes, il s'agit de correspondances entre systèmes, plus exactement entre lescom- munes tendances de différents systèmes, car, ainsi que l'a fait remarquer avec justesse M. Vendryes [Mém, de la Soc. de linguis- tique, XVI, 259), la comparaison en matière de syntaxe comparée doit porter sur les tendances plutôt que sur les faits. Gela tient à ce qu'un système est le résultat d'une intention qui réussit, à la longue, en mettant à profit certains accidents, à organiser parmi les éléments matériels de la langue des jeux d'opposition détermi- nés.

Il ressort de ceci que relever entre plusieurs langues des ten- dances systématiques communes, c'est en réalité constater que ces langues se sont proposé le même but, et ont cherché à l'atteindre par des voies analogues. Dès lors, la forme dans laquelle devront être posés les problèmes de syntaxe comparée se présente nette- ment. Des correspondances étant reconnues entre les tendances systématiques de différentes langues, elles demanderont à être expliquées par un but commun. On sera ainsi amené à restituer ce but sous la forme d'une solution-type, à laquelle on rapportera, comme autant de différenciations, les systèmes attestés.

Cette position du problème respecte entièrement, comme on le voit, le principe essentiel de la grammaire comparative : la seule

AVANT-PROPOS 13

innovation est que le prototype restitué, qui est originel lorsqu'il s'agit de la partie matérielle de la langue, ne peut être que final lorsqu'il s'agit de la partie formelle. La leçon de correspondances entre matérialités de la langue est qu'un original commun a exister ; celle qui se dégage de correspondances entre tendances syntaxiques est qu'un but commun est poursuivi.

La rigueur de ce parallélisme de méthode ne dispense pas de noter quelques différences d'importance secondaire, sensibles sur- tout dans l'application. Une correspondance entre phonèmes, telle que i.-e. *bh = skr. bh = v. si. b = arm. /> = gr. 9 = lat. /", est une synthèse de deux comparaisons, savoir : entre les éléments attestés, afin de restituer l'état indo-européen; entre cet état restitué et chaque élément attesté.

Il ne saurait être question lorsqu'il s'agit de syntaxe de fournir une telle formule, et l'exposition exige qu'on choisisse entre les deux séries de rapports comparatifs. On est ainsi amené à préférer la seconde, celle qui, partant du prototype restitué, fait paraître en regard l'état attesté correspondant. Cet ordre a l'avantage de livrer tout d'abord au lecteur le problème, ce qui lui permet de juger ensuite en connaissance de cause les diverses solutions qui se présentent à lui. Le défaut de l'ordre inverse serait de différer ce jugement jusqu'à la fin de l'ouvrage, le problème étant la der- nière chose exposée. Au lieu d'une théorie, le livre offrirait la suite des tâtonnements par lesquels une théorie s'est déterminée.

L'ensemble des considérations qui précèdent règlent l'ordonnance du présent ouvrage. Les grandes tendances qui se correspondent dans les divers systèmes sont relevées succinctement dès cet avant- propos et fournissent la donnée première en vue d'une restitution du problème de l'article. L'étude se continue par un parallèle entre la solution-type exigée par le problème et les solutions réalisées successivement dans la langue française. Celle-ci a été retenue, par préférence, pour ses qualités d'exemple : elle renferme toute sorte de complications et se montre ainsi propre à faire échec aux hypo- thèses insuffisamment fondées.

La donnée matérielle dont on dispose pour restituer le problème de l'article consiste en un certain nombre de tendances communes

14 AVANT-PROPOS

à plusieurs langues. Les notes qui suivent forment un bref exposé des plus instructives d'entre elles.

I. L'article est un fait secondaire du développement des langues. Il faut entendre par que l'article n'existe pas originairement. L'indo- européen ne le possédait pas : il n'apparaît dans le grec homérique qu'à l'état naissant sous l'aspect d'un démonstratif à peine atténué. De plus, parmi les langues modernes, celles qui se passent d'article sont aussi celles qui, dans l'ensemble, conservent un type archaïque. Le russe, à cet égard, est un exemple tout à fait probant. Ces faits semblent indi- quer que Varticle a pour cause un certain état de langue : il se dévelop- perait à partir du moment cet état serait atteint.

IL L'article a pour origine un démonstratif. C'est un fait connu sur lequel il serait superflu d'insister. L'article des langues romanes remonte au latin ille; l'article grec, à un thème démonstratif indo-euro- péen *so, *tOj qui, autrement traité, a fourni, de plus, l'article anglais et l'article allemand (cf. V. Henry, Grarnm. compar. de Vallemand et de l'anglais, pp. 232 et 286).

De ce que l'article a été originairement un démonstratif, il ressort que ces deux sortes de mots participent d'une même nature, au moins jusqu'à un certain degré. Or, le démonstratif a pour but de réduire l'idée générale du nom en une idée étroitement particulière et momen- tanée. Il faudrait admettre d'après cela que l'article exerce une fonction du même genre, et y voir un signe pour passer d'une certaine généralité de l'idée nominale à une généralité moindre.

III. L'article commence par une opposition entre deux démonstratifs de pouvoir inégal. Ce fait est sans doute celui qui explique le mieux com- ment l'article a pu prendre naissance et acquérir une valeur propre. Le latin nous montre le démonstratif ille {3^" pers.) lentement repoussé, pour ainsi dire, hors du champ de la démonstration proprement dite par les démonstratifs plus directs iste (2"^* pers.) et hic (1" pers.). La particule ecce dont se renforçaient les démonstratifs dans le latin popu- laire n'a pu qu'intensifier cette action.

En grec, les démonstratifs ô, fj, ~6 se sont dégradés en article en s'opposant aux formes renforcées oo-, fjoe, -rdSe, beaucoup plus directe- ment démonstratives.

L'anglais et l'allemand présentent le même fait. Leur article remonte au thème démonstratif indo-européen *to- ; leur démonstratif à un renfor- cement de ce thème par une particule indéclinable -se (cf. V. Henry, Gramm. comp. ail. angl., pp. 232 et 286).

AVANT-PROPOS

15

Examinée au point de vue des nécessités psychiques, cette création de l'article par répartition de démonstratifs est un fait auquel il faut s'attendre. La démonstration, prise dans son ensemble, renferme en effet deux mouvements appelés à s'opposer : on montre les choses direc- tement dans la réalité, ou indirectement (mouvement anaphorique) dans la mémoire. Dès l'instant qu'une langue a pu répartir sur des signes distincts ces deux mouvements, elle possède virtuellement l'article ^

IV. L'article participe plus ou moins de la nature du pronom. Ceci ressort de ce qu'ils empruntent souvent une forme commune.

En grec, l'article fait fonction de pronom dans des phrases comme : vaî [j,à Toôs axYJTîTpov, xo [j.£v o'jTîOTf çuXXa xal o(^o'j; ouaec [Iliad., I, 234-5) « oui parce sceptre qui ne produira plus ni feuilles ni rameaux ». Trjv S'âytl) ou Xûaw {Ib., 1, 29) « or moi je ne la délivrerai pas ». "Q; 'éça-' eùydtjLsvo;' tou 8'sxXus <ï>or6o; 'A::dXXwv {Ib., I, 43) « Il parla ainsi en priant. Et Phébus Apollon /'entendit ».

En allemand, der, das sont à la fois article et pronom relatif: dasBuch das ich lèse « le livre çue je lis ».

En espagnol, on emploie comme pronoms démonstratifs les articles el, loSjla, las, lo devant de ou que. Ex. : el que habla es mi hermano <( celui qui parle est mon frère » . Los que se enganan no convienen en ello « ceux qui se trompent n'en conviennent pas ». Le neutre lo, en particulier, a un emploi pronominal très étendu. Ex. : Conozco lo de tu tic « je connais l'affaire de ton oncle ». L'article employé comme pro- nom se rencontre aussi en italien. Ex. : mia madré è ammalata, il chemi obbliga a pariire « ma mère est malade, ce qui m'oblige à partir » .

L'ancien français offre des faits du même genre. Ex. : Li rois

fist trois seiremanz antiers L'âme Uterpandragon son père Et la son filet la sa mère (Chev. Lyon 660-4), c'est-à-dire : « il jura par l'âme de son père et par celle de son fils et celle de sa mère. » Enfin, dans le français moderne même, les formes matérielles /e, /a, les, sont com- munes à l'article et au pronom personnel régime. Il existe, en outre, un contact étymologique entre le pronom sujet [il, elle) et l'article : ils remontent l'un et l'autre à lat. ille.

Dans les exemples qui précèdent, c'est l'article qui fait fonction de

1. Un certain flottement de cette répartition est sujet à se produire au début, et môme plus tard dans certaines conditions, dont la conséquence est que le démonstratif direct empiète sur le démonstratif anaphorique et acquiert ainsi une valeur très voisine de celle de l'article. Ex.: La bataille est mer- veillose et hastive, Franceis i fièrent par vigov et par ire, Trenchent cez poinz, cez costez, cez eschines Cez vestemenz entresque as charz vives {Bol. 1610-13). Voit sor ces haubres ces ciselions chanter, Et parmi Saine ces poissonsiaus noer. Et par ces prés ces flors renoveler (R. de Camb. 6217-20).

16 AVANT-PROPOS

pronom, mais l'échange peut avoir lieu aussi dans l'autre sens. C'est ainsi que le pronom cil a eu en ancien français un sens atténué qui en faisait un véritable article. Ex. : . . .Et Sarrazins qui tant sont assemblét. Luisent cil helme, qui ad or sont gemét, Et cil escui et cil haîberc safrét, Et cil espiét, cil gonfanon fermét {RoL, 1030-3).

L'emploi de l'article pour le pronom, ou inversement, est un fait qui s'explique sans difficulté. Il est à ce que le mouvement anaphorique est commun à l'article et au pronom : tous les deux indiquent un retour de l'esprit vers son propre passé. Mais tandis que le pronom rappelle l'idée, le démonstratif anaphorique (article) ne rappelle que la position de ridée dans Vesprit. Il fait résulter cette indication d'un double rap- port : l'idée est montrée, d'une part, plus ancienne que l'actualité, et, d'autre part, moins ancienne que la notion même du nom, celle-ci étant une possession permanente de la pensée.

V. La démonstration anaphorique dès l'instant qu'elle s'est trouvé dans la langue un point d'appui se développe avec une rapidité extrême.

Le fait surprendrait si l'on n'en apercevait aussitôt la cause : il est de la nature môme de la démonstration anaphorique de s'étendre sans ren- contrer de limites, car elle s'applique à tout ce qui, dans le moment Ton parle, fait déjà partie, à un titre quelconque^ de la représentation existante dans l'esprit; c'est-à-dire : aux choses déjà nommées dont la mémoire a conservé le souvenir ; 2" aux choses dont le discours a suggéré le sentiment (les arbres, par exemple, en parlant de la forêt), ou même moins : l'impression (§§ 79 à 82) ; aux concepts unitaires, singulier ou pluriel, existant dans l'esprit au titre logique, qu'ils soient obtenus par limitation (ex. : la table du maître, les sujets du roi) ou par généralisation (ex. : Vhonime, les hommes).

Ces différents cas représentent les diverses phases du développe- ment de l'article qui, au fond, n'en forment qu'une, puisqu'il s'agit tou- jours de noter une certaine préexistence de l'idée dans l'esprit. Mais tandis qu'originairement l'article dénonce la préexistence de l'idée même, plus tard il peut ne dénoncer que la préexistence d'une impres- sion plus ou moins fugitive de cette idée. A ce moment le démonstratif anaphorique, c'est-à-dire l'article, est applicable à tout nom qui continue l'impression dominante dans l'esprit. Inversement le nom qui se produit dans une rupture de cette impression demeure sans article.

Le grec ancien a toujours conservé à ce système sa simplicité pre- mière. Il se sert de zéro (absence d'article) pour la présentation objec- tive des idées, et des articles 6, f], -i pour leur présentation subjective. Mais dans les autres langues, y compris le grec moderne, on constate une tendance à remplacer zéro par l'adjectif de nombre dégradé en

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THEORIE BE LARTICLE 4j 33

l'idée momentanée singulière avec l'idée universelle per- manente, déposée, pour ainsi dire, dans la langue. 11 y a une véritable révolution dans le système expressif.

§ 4. Les faits d'emploi, pour relever d'une explication « intelligente » doivent avoir une amplitude sensiblement égale à l'action de la pensée sur le langage 3). L'explication «mécanique » seule admissible pour les faits d'emploi insuffisamment généraux. Critique de l'attitude « logique » par rapport aux faits d'emploi. Réduction extrême des possi- bilités d'analyse lorsque les faits procèdent d'une interaction de causes appartenant à des plans difTérents. Maintien des possibilités d'analyse lorsque les faits les plus complexes sont de même plan. Exemple : la rigueur de preuve obtenue en phonétique, science qui ne traite que d'un seul genre d'effets. Existe-t-il dans le langage un plan soit inscrite à part l'action de la pensée ? Détermination théorique de ce plan.

L'idéalité objective acquise progressivement par une langue est un fait d'ensemble, la résultante de multiples interactions, un effet qui, étant partout, n'est précisément nulle part. C'est dire qu'on ne saurait rapporter à un mouvement de cette amplitude que des faits en corrélation avec Tétat de toute la langue, et tels qu'on puisse y voir un effet du déplacement auquel la langue, dans son entier, a été soumise. Il y a donc lieu de poser qu'à l'exception de quelques faits d'emploi très généraux, dont nous aurons l'occasion de défi- nir la nature, le langage relève expressément d'explications d'ordre mécanique. Conclusion certaine aujourd'hui, en tant que résultat d'expérience, et à laquelle on eût, du reste, abouti a priori, si la raison, mieux instruite de ses procédés, avait reconnu plus tôt en elle la prédominance de certaines dispositions qui l'écartent de la compréhension des réalités vivantes. C'est le démenti des faits qui a créé des vues judicieuses sur les langues ; ce démenti n'était pas absolument nécessaire, et la pensée, bien conduite, avait en elle de quoi se prémunir contre les fausses directions.

Il est aisé de démontrer logiquement que les langues relèvent surtout d'une étude minutieuse et objective des faits. Quel est, en effet, le domaine de la logique ? Celui des formes vides et nominales, idéales et parfaites. Un objet ne devient matière de logicien que par celui de ses côtés qui présente ces traits. Pas de logique sans une abstraction préalable : avant de pouvoir agir, la logique doit éliminer tout ce qui a réalité positive, tout ce qui est sujet pos- sible d'accidents extérieurs. Est-ce à dire que la logique n'ait de

34 CHAPITRE PREMIER

prise que sur les questions sans complexité? Assurément non. Mais si complexes que soient les interactions qu'elle étudie, il lui faut les réduire préalablement en éléments simples, ayant des propriétés constantes et déterminées. A cette condition, le jeu pourra être aussi compliqué que l'on voudra : ce qui ne peut être compliqué, c'est la nature des éléments qui entrent enjeu.

En logique, tout est donné d'avance, et la démonstration expé- rimentale d'une évidence logique n'est rien d'autre que le trans- port à la réalité des conditions idéales indispensables à toute opé- ration de pur raisonnement. La construction réelle est alors rigou- reusement superposable à la construction intellectuelle.

Pour que le langage relevât de la logique, il faudrait que toutes les interactions fussent réduites en des actions simples de même ordre, rendant le jeu prévisible ; et qu'au surplus, ce jeu tout entier fût préservé, comme dans l'idéal, de toute influence exté- rieure. Combien nous voilà loin de l'état du langage ! Ces condi- tions, en l'espèce, sont parfaitement chimériques. Aussi ceux qui ont voulu traiter des langues par la logique ne se sont-ils jamais préoccupés d'y satisfaire. L'eussent-ils tenté qu'ils eussent aussitôt discerné que les actions intérieures au langage sont extrêmement nombreuses, difficiles à isoler ; qu'elles sont d'ordre différent, et n'ont pas entre elles de relations connues, ni même prévisibles à un degré quelconque. A tout moment de son évolution qu'on con- sidère une langue, on est en effet certain d'y rencontrer des valeurs de trois ordres au moins, rien qu'en ce qui concerne la significa- tion. On y trouve: des éléments significatifs constitués ; c'est la partie inerte du langage, celle qui, donnant à la pensée les moyens de s'exprimer, l'astreint en même temps à n'exprimer que les idées incluses dans ces moyens; des sens contextuels qui varient avec les besoins de l'esprit, avec les huts de pensée, et exercent une action sourde, impossible à déterminer, sur les éléments cons- titués ^ ; 3** des directions générales, suite des impulsions déjà reçues, directions qui ne sont pas sans exercer une influence sur l'évolution totale. De même que l'action contextuelle, cette action des directions générales est impossible à déterminer, au sens strict du mot. On peut parfois la connaître indirectement dans ses résul-

1. Les très petits mois accessoires, tels que les particules, reçoivent presque tout leur sens de Timpulsion contextuelle. La signification dont ils se revêtent est celle que le contexte laisse, pour ainsi dire, disponible.

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THEORIE DE l' ARTICLE 4) 35

tats, comme lorsqu'on observe la tendance d'une langue à l'ana- lyse. Mais c'est une vue à grande distance, sans précision. Au point de vue morphologique, d'autres actions, phonétiques ou analo- giques, sont à prévoir ; ce sont des actions étrangères au sens, déterminées exclusivement par des aptitudes de prononciation ou par une faculté de percevoir les ressemblances.

Toutes ces actions ont une répercussion sur le sens des mots, aussi bien que sur le fonctionnement général de la langue.

Après avoir ainsi distribué sur des plans respectifs les diverses sortes d'actions dont la langue est le lieu, qui serait tenté de vou- loir introduire dans un ensemble si tourmenté des idées de logique souveraine? On le peut d'autant moins que les plans sont sans rela- tion appréciable entre eux. Quel contact découvrir entre l'évolution phonétique et l'évolution sémantique? Quel lien percevoir entre le sens individuel d'un mot et le sens contextuel auquel il partici- pera ? Gomment imaginer que ces courants si divergents con- vergent jamais et finissent par confluer ?

Aussi bien l'expérience enseigne-t-elle qu'on arrive, en matière de langage, à une grande rigueur de preuve, lorsqu'on peut, dans la complexité du tout, isoler les interactions d'un seul plan. C'est ce qui a eu lieu pour la phonétique, et cette partie de la grammaire comparée, qui traite d'un seul genre d'effets^ est devenue très pro- bante. Il n'est pas à supposer qu'on puisse jamais rien tenter de semblable, tout au moins d'aussi général, en ce qui concerne les significations. A peine est-il permis de se demander si l'intelligence qui emploie le langage, n'y a pas inscrit quelque part sa propre action, sur un plan à elle, distinct des autres plans. Si un tel plan était reconnu, il constituerait la seule région des langues l'expli- cation raisonnée eût chance de compléter l'explication mécanique.

La difficulté est de déterminer ce plan, de l'isoler du reste du langage, pour en faire l'objet d'une étude à part. On sait combien complexe est le jeu des forces qui interviennent dans ce qu'on nomme une «signification». Toute action de langage, considérée du seul point de vue de la pensée exprimée, met en contact deux différentes catégories d'êtres : d'une part, des pensées faites et incluses dans des formes finies, des sens littéraux; d'autre part, des pensées, et surtout des buts de pensée, des sens d'intention^ qui se renouvellent sans cesse et n'ont à leur service que le riche ou modeste héritage du passé. Une langue a beau être très déve-

36 CHAPITRE PREMIER

loppée, elle est toujours insuffisante ; toujours elle résiste par quelque côté à la pensée qui la manie : une langue riche offre des ressources abondantes en ce qui concerne la matière, mais il peut y être difficile de donner à celte matière toutes les formes qu'il faudrait pour que tous buts de pensée fussent atteints et que Vin- tentiondu discours dominât partout.

C'est qu'en effet si, quelquefois, Ton parle pour peindre en traits ressemblants, le plus souvent, la parole est animée par des mobiles plus délicats et plus profonds : on veut agir rapidement, délicate- ment sur autrui : la parole est nuancée d'actions en puissance : un doute à créer, une conviction à préparer, du mépris, de la colère ou de la haine, de la pitié on de Tamour à déposer en germe dans une autre âme. Que de degrés, de nuances, de tons, dans ces buts de pensée infinis ! La même idée, revenant à intervalles, se colore de reflets différents et reparaît, cependant, sur mes lèvres, expri- mée par les mêmes mots. Les termes n'ont pas changé, mais le sentiment qui vibre en eux n'est plus le même.

C'est la grande pauvreté des langues. La pensée s'exprime,' le but de la pensée, Vintention qui la meut, ne s'expriment qu'insuffi- samment.

Il existe, toutefois, dans les langues quelques traces d'un effort pour inscrire clairement dans le discours, non pas seulement ce qu'on pense, mais ce comment on le pense ; pour traduire en lan- gage non plus des résultats de pensée, mais les formes mêmes de la pensée intime. La complication formelle des langues, la recherche de moyens d'expression plus subtils que ceux du vocabulaire, n'a d'autre objet que cette projection de nos actions spirituelles. Toute recomposition de la pensée en termes de divers ordres, n'est au fond qu'un essai pour mettre devant l'esprit l'image de ce qui s'est passé en lui-même. De ce point de vue, le langage est la projec- tion de l'entendement. C'est le plan « intelligent » dont il était question tout à l'heure : lui appartiennent, ou s'y rattachent, les parties du discours, l'ordre des mots, les désinences casuelles, les flexions temporelles ou modales, les auxiliaires, l'article, et, géné- ralement, tous signes purement indicatifs d'une manière de penser quelque chose par rapport à un nom ; bref, toutes les formes qui Attestent dans le langage l'action de l'esprit sur ses propres idées.

§ 5. Aspect général de révolution formelle. Deux procédés: 1* semi- ruplure matérielle (date ancienne) ; 2*» indivision matérielle et division

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA TrïÉORIK DE l' ARTICLE 5) 37

formelle (date moderne). Aspect de la morphologie dans les deux cas. Aspect de la morphologie dans la période de transition. Vue de synthèse sur le progrès du langage. L'exploitation des lois « aveugles » par les lois «voyantes ». L'effet des lois « voyantes» est à peine visible par comparaison avec l'effet des lois « aveugles ». Les causes de cette non-visibilité. La passivité de l'action sémantique: ce n'est qu'un consentement à ce que les forces du langage proposent (ou imposent).

Les formes se développent à mesure que les idées prennent des lointains'. Ces lointains en donnant de la profondeur à nos repré- sentations y font paraître des moments différents, et bientôt la pen- sée aspire à isoler ces moments, à les situer sur des horizons dis- tincts. Des idées en apparence indivises se fractionnent, et l'esprit au gré de ses désirs et de ses besoins, choisit entre ces parties de signification devenues si nettes qu'elles s'opposent entre elles au sein du tout.

Très généralement, le langage s'achemine vers ce résultat par deux moyens : il brise, il émiette les individus et détermine ainsi dans la langue des emplois de plus en plus partiels ^ ; il conserve sans rupture la masse de la signification individuelle du terme, et multiplie les horizons cette signification peut se poser'.

Quoique dans les deux cas la fin recherchée soit la même, les conséquences linguistiques ne laissent pas que d'être très diffé- rentes. Autant la morphologie tend à devenir régulière dans le second cas, lorsque l'individu « se détaille » en conservant son unité, autant elle apparaît tourmentée, complexe, dans le premier, quand le détail de la pensée a pour moyen d'expression le morcel-

1. Il faut entendre par acquisition de « lointains »>, l'effet de la propension à voir plusieurs plans dans une seule idée. Ainsi le mot homme nous laisse, selon que nous dirigeons notre esprit, percevoir «un homme », image concrète et d'un plan proche, ou bien « l'homme », idée aussi profonde que celle d'hu- manité : cette dernière idée est le lointain de la première. Toutes les deux, sans aucun doute, ont toujours existé dans « homme », mais elles n'ont pas toujours été si aisément séparables. L'article en permet la séparation la plus nette qu'on puisse imaginer sans recourir à une distinction matérielle. Ex. : Il vient de mourir un homme qui faisait honneur à Vhomme [Montecuculli, à la mort de Turenne].

2. Comme exemple on peut citer les aspects du verbe slave, toujours un peu matériels, toujours créateurs d'individus nouveaux.

3. Les formes temporelles françaises nous montrent un procédé la diver- sité d'effets s'obtient sans qu'il y ait « coupure » du verbe en plusieurs verbes.

38 CHAPITRE PREMIER

lement du sens individuel. Il se constitue alors des individus dont la forme d'existence est incertaine, et dont il y a lieu de se deman- der à tous moments : « sont-ce des êtres nouveaux ou les aspects nouveaux d'un être ancien? »

Incertitude qui n'existe pas lorsque la langue, faisant abstraction des êtres particuliers, opère ses divisions comme s'il ne s'agissait que de la catégorie. Le jeu des sens, aussi subtil qu'élégant, con- siste alors à adapter un individu qui a conservé foute Vampleur de sa signification à une abstraction plus détaillée de lui-même. C'est en s'insérant dans les formes générales de la catégorie du nom, formes définies par les articles, que les noms français acquièrent leur relief et leurs nuances K

Un ordre aussi général ne s'obtient pas tout d'un coup. Il y faut du temps : on voit les formes se désagréger, se recomposer, hésiter, se mêler parfois ; les systèmes se multiplient, puis s'unifient. Il est au reste difficile de surprendre la parfaite continuité de ces chan- gements, et historiquement, on a un peu le sentiment de petites révolutions ; il n'en faut pas croire cette impression due à l'igno- rance nous sommes des fluctuations de la langue parlée, dès lors qu'il s'agit d'une époque lointaine. En fait, le trouble, même lors- qu'il existe, ne rompt jamais la continuité de l'évolution. Il la com- plique seulement.

Un système sémantique ne se crée pas par des révolutions dans le sens des mots, mais à la faveur de petits faits mécaniques, qui suffisent parfaitement à rendre raison du phénomène total. De ce côté, aucun doute n'est plus possible. L'histoire plus attentive, et mieux informée, a dissipé toute tendance à voir sous un jour faux, suh luce maligna^ la suite du progrès des langues. Ce n'est, toute- fois, que devant l'évidence des faits que l'esprit renonce à expliquer par le sens les choses de sens. Il lui en coûte une déception. La

1. Il en est de même pour les verbes français. Le temps et les modes sont les formes générales de la catégorie, et les efTeis de sens sont obtenus par l'insertion dans ces formes de la matière verbale, qui ne subit, de ce fait, aucun changement. Au contraire, dans les langues slaves, c'est la malière du verbe qui est « retravaillée » par le génie de la langue. Or, toute matière n'offre pas une égale prise à la conscience, et ceci explique que dans les langues à aspects certaines idées soient très détaillées, alors que d'autres le sont peu. Quelques- unes ne sont même pas dégrossies. Ainsi en russe âire^ avoir, pouvoir, devoir ne comportent presque pas de nuances. Le génie de la langue « travaillant la matière « s'affirme sur des idées plus imagées : vivre, boire, courir, par exemple, donnent lieu à plusieurs aspects.

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THEORIE DE l'aRTICLE 5) 39

création phonétique d'une valeur sémantique est, il faut bien Tavouer, quelque chose d'un peu troublant.

Par leur caractère d'évidence strictement expérimentale, les lois phonétiques nous introduisent à la connaissance d'une force aveugle, sans esprit, sorte d' « absurde agissant », auquel il semble n'avoir été demandé aucune action définie, mais seulement d'agir sans interruption. Cette conception se heurte à la perfection systéma- tique qui s'est réalisée dans le langage. On s'étonne de voir une force sans but, sans finalité, atteindre à des buts extrêmement pré- cis. Cependant les faits sont là, et il faut s'incliner.

On en vient alors à se demander si d'être dépourvue de tout sens, n'est pas précisément le sens véritable de la loi phonétique, et si, plus (( intelligente », elle ne serait pas moins parfaite. Ce point de vue aurait cet avantage de faire disparaître toute contradiction entre l'automatisme des forces du langage et la perfection psycho- logique de certains résultats.

Il semble, au reste, pouvoir se justifier aisément. Reprenons à cet effet quelques-unes des considérations précédentes.

Tout à l'heure se trouvait devant nos yeux l'aspect résistance du langage, des sens finis inclus dans des noms, et une pensée qui cherche des sens plus subtils, d'un autre ordre : c'est-à-dire l'image de deux forces qui agiraient l'une sur l'autre, si elles avaient un moyen de prendre contact.

Mais ce moyen fait défaut : il ne peut exister d'action directe de l'esprit sur le langage. Toute langue constituée est, par ce seul trait, peu plastique, et les ressources déterminées qu'elle offre à l'esprit sont en un certain sens une « prison » pour l'esprit. Il faut « autre chose » qu'un besoin de la pensée pour créer une forme nouvelle d'expression. Cet « autre chose », dont l'existence se laisse théoriquement soupçonner, ne serait-ce pas l'absurde agissant des lois phonétiques ou analogiques ?

Qu'on y regarde attentivement, et l'on concevra en quel équi- libre se trouvent les actions qui tourmentent les langues, inflé- chissent leurs êtres, créant des formes et modifiant les directions jusque-là suivies. Comme force conservatrice^ on a la partie déjà constituée de la langue ; comme force novatrice, des « buts de pensée », qui ne croissent pas en nombre, qui ne s'ajoutent pas les uns aux autres sur un même plan, comme les idées aux idées, mais qui, restant semblables à eux-mêmes, changent de plan, d'une

L

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CHAPITRE PREMIER

manière continue, par suite de notre plus grande finesse morale '. C'est-à-dire deux forces contraires, Vêtre et le devenir^ la matière qui impose à l'esprit la forme que celui-ci lui a une fois dévolue, et Tesprit mobile s'écartant peu à peu de cette forme consentie pour un moment, sous l'impérieuse nécessité de s'exprimer, mais répu- diée le lendemain lorsqu'il s'est agi d'exprimer mieux.

La contradiction perpétuelle de ces deux forces égales (elles sont égales en ce sens qu'elles ne peuvent prendre contact) resterait per- pétuellement sans solution, si un tiers facteur n'intervenait pour faire pencher la balance d'un côté. Ce tiers facteur, c'est l'absurde « désorganisateur » des lois phoniques et analogiques. Phonétique, il renouvelle la plasticité des sons et prépare les analogies; analo- gique, il unit, il sépare les sens : il répartit, il systématise.

C'est ainsi que s'accomplit le progrès des langues par une inter- action de lois « voyantes » et de lois « aveugles )^. Celles-ci créent, celles-là recueillent^ en se réglant sur l'utilité et la commodité. En sorte que de tout ce qui est produit, le meilleur seul a chance de se fixer.

On aperçoit mieux l'effet des lois aveugles que celui des lois voyantes. Cela tient à la différente nature de leur action. Tandis que les premières modifient Vêtre matériel du langage, les secondes se bornent à consolider certaines modifications.

L'action sémantique se trouve ainsi être quelque chose de presque passif, comme une sorte de pression s'exerçant sur toute la surface du langage, et dont l'effet, nul aux endroits solides, se fait sentir aux points qui se désagrègent 2.

Au surplus, il faut se représenter que la pression sémantique s'exerçant sur tout le langage, lorsque celui-ci cède en quelque partie, les autres parties tendent à se mettre de niveau. En un temps plus ou moins long, il peut se produire ainsi des changements conceptuels non apparents, mais très profonds, qui sont la consé- quence d'un léger accident.

1. Nous négligeons à dessein ici les effets du progrès matériel sur le langage, les mots qui ne sont nouveaux que parce qu'ils répondent à des choses nou- velles, ces choses fussent-elles des idées, car ce progrès-là est sans rapport avec celui des formes de la langue, et même avec tout progrès naturel.

2. Ce procès explique que lorsqu'un peuple adopte une langue nouvelle, il se produise fréquemment un progrès syntaxique. Beaucoup de déformations ont lieu, dont un certain nombre, utiles ou commodes, plaisent généralement et sont retenues. Voyez à cet égard le roman à l'origine, et à date plus récente, le bulgare.

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THÉORIE DE l'aRTICLE 6) 41

Mais tout ceci a lieu sans qu'il y ait à proprement parler un seul « g^este sémantique ». On pourrait définir l'action sémantique comme étant le degré de consentement de la langue aux formes que l'évolution mécanique lui propose ou lui impose. C'est-à-dire comme quelque chose d'essentiellement passif, attesté toutefois de façon formelle par Vunîté de but qui se manifeste, sur de très longues périodes, dans certaines séries remarquables d'accidents.

§ 6. Le développement des formes. Représentation générale : créa- tion mécanique, exploitation sémantique. Concurrence de l'explica- tion « mécanique » et de l'explication « intelligente » Répartition des deux ordres d'explication. Valeur abstraite et valeur d'emploi des formes. Constance de la première et variabilité corrélative de la seconde. Impossibilité de définir la valeur abstraite des formes autrement que par figuration, toute définition en termes positifs n'étant applicable qu'à une partie des emplois, non à Tuniversalité.

La pression sémantique n'étant pas, même dans les langues modernes très perfectionnées, créatrice de formes, c'est tout au plus si l'on peut dire qu'elle retient par préférence les accidents les plus heureux du développement mécanique du langage. C'est dire qu'il n'y a pas de forme qui ait une origine sémantique. Toutes les formes, si abstraites qu'elles deviennent par la suite, doivent leur existence à un fait mécanique. L'article, ce petit mot empli de tant d'esprit, aurait-il jamais existé si le démonstratif avait toujours été intégralement prononcé * ?

On conçoit dès lors que dans tous les cas l'explication mécanique puisse être tenue pour satisfaisante. Elle rend très exactement rai- son du conséquent par l'antécédent, en sorte qu'il ne faut rien de moins qu'une « seconde curiosité » pour ne pas se borner à cette explication du présent parle passé.

Une circonstance de nature à éveiller cette curiosité seconde est de devoir expliquer à un éti^nger la valeur d'une forme. Le plus

l. M. Brunot explique la formation matérielle de l'article comme suit Le pronom ille, employé comme adjectif, devant le substantif, était proclitique, c'est-à-dire qu'on le liait au mot avec lequel il faisait corps. On prononçait par exemple ille muras avec un seul accent tonique, qui portait sur le pre- mier a de muras. Quant à l'accent secondaire généralement placé sur l'initiale, il fut transporté sur la seconde syllabe le, comme cela arrive souvent dans les proclitiques. Nous assistons de nos jours à une transformation semblable. Le peuple ne dit pas cette femme, mais c'te femme... Les choses durent se passer ainsi en roman » (Brunot, Gra.mm. hist. de la lang. franc., p. M8).

42 CHAPITRE PRKMIER

souvent, si averti qu'on soit et de son origine et de son histoire, on éprouve mille peines à fixer très imparfaitement des catégories sémantiques offrant la possibilité d'un emploi correct.

Tous ceux qui ont tenté l'elFort sont surabondamment prévenus. L'expérience leur ayant montré le déficit des définitions, des sys- tèmes, ils savent combien grande est la difficulté de maintenir un rapport suffisant entre le général et le particulier, car si le particu- lier n'est pas saisissable pour l'esprit en l'absence du général, le général n'a guère de sens non plus sans le particulier.

11 faut en ce domaine tenir le juste milieu si l'on veut n'avoir ni des particularités infinies et dénuées de sens, ni des généralités trop abstraites, ne cadrant pas avec l'actualité des faits.

La leçon se dédouble : il faut que l'esprit considère la valeur abstraite de la forme en soi, sans perdre de vue que, dans la réalité, il n'en existe que des valeurs d'emploi. L'article est à cet égard un excellent exemple. La forme le, à prendre les choses par le côté abstrait, est constante ; d'autre part, cette forme constante pro- duit, dans l'application, des effets de sens divers, voire contraires, en sorte que la plus étudiée des définitions ne saurait valoir pour tous les cas de sens réel, qui dépendent pour le moins autant de la matière^ toujours changeante, insérée dans le cadre que du cadre même.

Au surplus l'article ne pourrait comporter une définition posi- tive qu'en inclinant vers un seul effet de sens. Mais, en ce cas, il ne serait plus forme pure: quelque matière serait réintroduite en lui. Cette déchéance ne peut lui advenir que dans les définitions toujours trop réelles des grammairiens. Dans la langue, son caractère formel demeure intangible. Il est aussi vide de sens qu'on le peut imaginer.

Mais alors objectera-t-on comment définir les formes? Le seul moyen qui s'offre est la figuration au moyen d'un symbole gra- phique.

L'article le, par exemple, sera la forme étendue d'une idée ; l'article un. la forme ponctuelle. Et rien déplus en ce qui concerne la définition générale.

Quant à la définition d'emploi réel, elle sera non pas unitaire, mais multiple, non sujette à tenir dans une formule. Elle se recom- posera dans l'esprit par la vue de tous les effets de sens différents que la langue obtient en insérant des matières sans cesse renouve- lables dans une forme constante, non significative.

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THÉORIE DE l'aRTICLE 7) 43

Hors de l'élude détaillée de ce contact, aucune catén^orie séman- tique réelle ne peut être donnée.

§7. Emploi originel et emploi final des formes. Préférence à accor- der, en sémantique formelle, à l'emploi final. Il permet mieux de resti- tuer la valeur abstraite de la forme.

Toujours au point de vue méthode^ il se présente une autre ques- tion, qui, sans avoir l'importance de celle qui vient d'être traitée, mérite qu'on s'y arrête un instant. Convient-il, pour se faire une idée première de l'article, d'y rechercher le sens démons- tratif ancien, ou bien, au contraire, est-il préférable d'étudier l'ar- ticle tel qu'il se présente dans l'actualité de la langue, sans inten- tion préconçue d'y faire paraître le sens étymologique? Un examen attentif nous a fait pencher pour cette étude directe.

C'est qu'en effet on peut « sentir » insufBsamment le sens d'un terme ou d'une forme, tout en sachant parfaitement quelle en a été l'origine, quelles en furent les étapes. Une filiation de sens aboutit à montrer qu'il n'y a pas discontinuité entre des sens différents; elle ne fait connaître profondément aucun des sens qui se suivent, pas plus le dernier de la série que le premier ou ceux du milieu.

On pénétrera la valeur d'une forme non par la mesure d'un écart de sens entre deux moments donnés, mais par la « restitution » du. problème dépensée dont chaque état de sens est une solution plus ou moins satisfaisante. Dans une filiation historique de sens formels, chaque moment est, en effet, une solution imparfaite, mais totale, d'un problème constant, à retrouver par l'esprit.

Quelle solution faudra-t-il examiner de préférence ? La première ou la dernière dans le temps ? Ce ne peut être la première, car il s'agit en l'espèce, non du « fait de créer, » mais du « fait d'expri- mer ». Or, la première est celle qui exprime le moins, et surtout le moins bien ; elle est plus « grossière », en quelque sorte, que celles qui suivent. Par rapport au problème, c'est une solution éloignée. La dernière (dans l'hypothèse d'une langue en progrès) doit être celle qui exprime le plus et le mieux. Elle constitue la solution proche du problème, celle qui, par son détail, est qualifiée parm' les autres, pour fournir à l'esprit les indications nécessaires à sa « restitution ».

On imagine volontiers le contraire, et c'est une illusion naturelle que d'être porté à croire qu'en remontant le temps on se rapproche

44 CHAPITRE PREMIER

des sources de la pensée, alors qu'on se rapproche seulement de ses premiers et plus grossiers efïets, c'est-à-dire de ceux qui, opaques et confus, nous la voilent davantage. Ces considérations, et quelque expérience, nous persuadent qu'on s'instruit mieux des rapports du langage et de la pensée auprès des langues modernes que des langues anciennes K Ce n'est qu'à partir du moment oîi l'on a déterminé l'aboutissant d'une évolution qu'on peut comprendre vraiment les faits primordiaux.

S'agit-il, par exemple, de pénétrer la valeur de l'article /e, c'est en vain qu'on prétendrait y retrouver le démonstratif dont il est issu. L'intention démonstrative, apparente dans certains cas, est voilée dans d'autres. Il ne faut, du reste, aucunement faire état de sa présence, car c'est un effet accessoire, le reflet de l'intention contextuelle sur l'article, mais non pas l'intention expresse de ce dernier. La meilleure preuve qu'on puisse fournir à cet égard est que l'article un, dont l'origine n'est pas démonstrative, est sujet, de même que l'article le, à refléter une intention démonstrative extérieure^.

1. Par contre, on s'instruit mieux des lois du langage, qui sont indépen- dantes de la pensée, par Tétude des langues anciennes, la vie organique, si l'on peut s'exprimer ainsi, est plus développée. Les «dominances » matérielles s'affirment bien plus fortement à date ancienne. A date moderne les rôles se renversent : elles deviennent « résistances », et la « dominance » accuse un caractère formel.

2. Ainsi Victor Hugo, après avoir écrit au feuillet 62 du manuscrit des Bur- graves (Biblioth. nat., c. 20): Ne souille pas une âme encor pure et divine, corrige en : Ne souille pas cette âme encor pure et divine. De même, au lieu de : Quand même grandirait l abjection publique A ce point d adorer Vexé- crable vainqueur (V, Hugo, Chàiim), si le vers le permettait, on pourrait, sans presque toucher au sens, modifier la phrase et dire : Quand même gran- dirait iabjection publique A\i point d'adorer cet exécrable vainqueur {V. Bru- not, Gramm. hist. de la lang. franc., p. 366).

Le démonstratif substitué à l'article un dans le premier cas, à l'article le dans le second, arec une égale facilité., montre que l'intention démonstrative est indiftérente à l'article, au moins jusqu'à un certain degré. Le démonstra- tif et l'article n'appartiennent pas au même plan. Le premier, lié dans l'esprit à une intention définie, est médiocrement formel. Le second, au contraire, indifl'érent à toute intention définie, est extrêmement formel. Ils se trouvent ainsi n'être que peu comparables.

Il ressort de ceci que la complaisance est non seulement très grande qui fait retrouver l'inlenLioii démonstrative dans une phrase comme : Le soleil réchauffe la terre, mais que l'explication n'est exacte ni dans le principe ni dans l'application.

L'article étant une forme vide sans intention définie, il ne peut être spécia- lement démonstratif: ceci pour le principe.

Il en est de même pour l'application. Le démonstratif a pour fin de démon-

r

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THEORIE DE l'aRTICLE 8) 45

En thèse générale, une extrême prudence doit être la règle de qui veut déterminer avec précision ce qui a pu subsister du sens ancien dans les très petits mots comme les particules lorsqu'ils ont duré longtemps. Le sémantiste doit être prévenu contre ce qu'on pourrait appeler, en l'espèce, « l'illusion étymologique ».

Le point de vue rétrospectif suffit pour expliquer les change- ments matériels, mais lorsqu'il s'agit d'un élément abstrait, comme la valeur d'une forme, le point de vue prospectif oiïve de grands avantages. En effet à mesure qu'on avance dans le temps, la valeur des formes s'inscrit dans la langue en traits de plus en plus visibles.

La séparation se trouve ainsi être très nette entre les deux ordres d'explication dont relèvent les formes; d'un côté, l'explication purement sémantique, qui, dans la mesure elle est accessible ', éclaire le commencement par les lumières de la fin ; de l'autre, l'explication morphologique matérielle (parfois semi-sémantique) qui éclaire la fin à la lumière du commencement.

§ 8. La création continue de la valeur d'emploi des formes. Importance du fait en matière de sémantique formelle.

La valeur d'emploi des formes est sujette à se renouveler conti- nûment. Le fait ne peut surprendre lorsqu'il s'agit de particules abstraites, car c'est le trait principal des petits mots accessoires, dépourvus de sens autonome, que de pouvoir glisser d'une signifi- cation à une autre avec une facilité parfois décevante ^. Ces chan-

trer une chose déterminée parmi plusieurs choses possibles en pensée. Le possible de la pensée, l'attente de l'esprit, étant la notion soleil^ on dira : ce soleil^ pour désigner un certain moment dans l'étendue de cette notion. Ex. : ce soleil est vraiment beau. Au contraire, l'article le couvre tous les moments, toute l'étendue de la notion soleil.

Il apparaît ainsi que l'article et le démonstratif, pour un même espace donné, sont des mouvements de pensée non pas pareils, mais contraires. Entré ce soleil et le soleil, il y a un maximum de différence formelle. Le soleil est une vision étendue ; ce soleil, un point démontré dans cette étendue. Au contraire, entre le soleil et soleil, sans article, la différence est un minimum. Ceci est la notion permanente ; cela, l'idée générale momentanément pensée, c'est-à-dire deux grandeurs sensiblement égales. C'est pourquoi soleil a pu si longtemps se passer d'article.

L'article, devenu régulier dans la langue actuelle, traduit une différence purement formelle : soleil est la notion sans forme ; le soleil (sens général) la plus grande forme concevable de cette notion 126).

1. L'occasion se présentera de constater qu'elle est rarement accessible.

2. Nous devons cette idée de la création continue de la valeur d'emploi des petits mots grammaticaux à M. Meillet, qui, dans ses belles et savantes

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gements de sens, souvent très profonds, peuvent se produire sans que le mot soit matériellement altéré. A plus forte raison peut-on admettre la création d'une valeur nouvelle lorsque le support de cette valeur a changé de forme, comme c'est le cas pour Tarticle au moment il cesse d'être démonstratif.

Le glissement de sens des mots accessoires est un fait des plus importants dans l'histoire sémantique des langues. C'est ce fait qui a permis de fixer sur des mois les impulsions fugitives de la pensée^ autrement dit certains mouvements imprimés par l'esprit aux idées saisissahles. Il y eut ainsi peu à peu, dans la langue même, des « leviers » pour mouvoir la partie inerte du langage dans telle ou telle direction. L'article, notamment, est l'outil dont s'est aidé l'esprit pour se représenter le nom sous un aspect de plus en plus virtuel (§§ 200 et 208).

§ 9. L'aperception d'une « économie supérieure » dans le langage. Conditions favorables à la définition de cette économie. Les deux régimes du langage : I. Concession de la forme à la matière (date ancienne). II. Indépendance de la forme et de la matière (date moderne). La succession des deux régimes atteste qu'à la contemplation de la réalité par l'esprit succède peu à peu la contemplation du langage (idéalité). Ceci semble lié à un fait de civilisation : la pensée vivrait davantage parmi les idées et moins parmi les choses.

L'économie du langage est une économie supérieure, en vertu de laquelle concourent à une même fin des forces qui s'ignorent (S5).

Cette économie supérieure se révélerait plus saisissante encore si nous pouvions dès aujourd'hui connaître les formes de demain, qui, résolvant mieux les problèmes actuellement en nous sous une forme obscure, nous permettront un jour de les percevoir claire- ment.

En thèse générale, on peut poser que ces problèmes tendent à se préciser lorsque de grands groupes de faits peuvent être rappor- tés à des fins nécessaires.

leçons, en donne les preuves les plus évidentes. Elle nous a été d'un grand secours dans la présente étude de l'article, et dans d'autres cas encore. D'une manière générale, elle rendra certainement des services à tous ceux qui s'essayent à fixer la valeur fugitive des morphèmes. Les diverses conséquences qu'elle comporte instituent toute une méthode pour l'étude sémantique des particules.

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THEORIE DE l' ARTICLE 9) 47

La raison en est que la vue d'une nécessité, en bornant le deve- nir, offre un point d'appui à l'intelligence qui, dès lors, se trouve à même de comprendre le réel, dont les modalités successives lui apparaissent comme autant d'étapes vers un terme inéluctable.

La nécessité, en matière de langage, se présente comme un état de système dont la réalité, de quelque manière qu'elle évolue, ne peut pas ne pas se rapprocher.

Pratiquement, toutefois, elle en demeure plus ou moins distante, car même il y a nécessité en raison qu'une chose devienne telle, il peut exister une nécessité de fait que pour être elle se pro- duise d'abord autrement.

De ce heurt des deux ordres de nécessités, de droit et de fait, il résulte dans la réalité du langage des manifestations qui, par rapport au problème posé, constituent des solutions empiriques, c'est-à-dire un effet du besoin d'être éludant dans la durée le besoin d'être parfait, lequel n'existe que dans la raison ^

Peut-il y avoir dans le langage d'autres solutions que des solu- tions empiriques des problèmes de la pensée? Assurément non, tant qu'il s'agit d'un besoin primordial d'expression ; il fallait que la pensée s'exprimât : peu importait comment. Mais une fois le moyen d'expression primaire créé, la pensée qui en fait usage ne tarde pas à en éprouver l'insuffisance, l'imperfection ; ce qui entraîne une critique secondaire, inconsciente et ininterrompue, en même temps qu'une recherche des innovations de système propres à atténuer le défaut senti.

Aussi à mesure qu'on s'écarte des éléments le plus nécessaires en fait au langage, les chances augmentent-elles d'y rencontrer des éléments qui procèdent des pures nécessités de l'esprit. On se pas- serait plus aisément de l'article que du nom, cela est hors de doute, puisque certaines langues s'en passent actuellement, d'où il faut conclure que moins nécessaire en fait que le nom, l'ar- ticle pourrait bien, par cela même, offrir une image plus nette des exigences abstraites de la pensée.

D'autres considérations, relatives au même sujet, fortifient cette

1. Ceci explique les variations de valeur des formes : elles paraissent dans le cas de nécessité impérieuse : il faut qu'elles soient ; ce n'est que lorsque cette nécessité d'être ne se fait plus sentir que commence la nécessité d'être mieux. Les améliorations de système procèdent de là.

48 CHAPITRE PREMIER

idée. Si l'on se demande quelles formes, parmi celles du langage, ont le plus d'aptitude à se soumettre à des nécessités de raison, on élimine tout d'abord ce qui est particulier, individuel. Les éléments individuels, même à n'en considérer que le sens, sont dans les langues des éléments contingents à un haut degré. De très beaux travaux touchant l'évolution sémantique le démontrent. On a pu, dans une certaine mesure, réduire cette évolution à des types théo- riques à peu près déterminés, et laisser entrevoir qu'il existe, même en matière de tropes, quelque chose de cette économie supérieure dont il était question tout à l'heure; mais si vives qu'aient été ces clartés, le problème sémantique n'en a pas été résolu : on voit des cadres assez nets, des êtres qui s y déplacent, on sent des affinités entre matières et formes, la loi d'ensemble du mouvement échappe.

Il faut en faire remonter la cause non à l'état des études, mais à l'objet traité. Les langues ne sont le miroir de l'entendement que dans la mesure l'on tient pour certain qu'elles reflètent les obs- curités et les fausses clartés de l'esprit non moins que les vérités qu'il aperçoit. Gomment dès lors demander aux langues d'être logiques idéalement, c'est-à-dire d'avoir dans toutes leurs parties des lois d'une économie parfaite, quand au sein même de l'esprit, cet ordre ne s'est pas encore réalisé ? Cette perfection, du reste, ne serait-elle pas le plus grave défaut dans un instrument dont la fonc- tion propre est de refléter, de traduire ce qu'il y a dans la pensée de contingent et d'imparfait?

11 faut autre chose que de l'ordre pour exprimer le désordre de nos vues particulières. L'idéal d'une langue, c'est de pouvoir rendre par la parole toute chose, et chaque chose de toute manière. Il faut que toutes les pensées^ les plus accidentelles, les plus éphémères, tout ce qui est sans rapport avec les vues idéales de l'esprit, puisse s'y exprimer aisément et intensément. Le seul moyen d'atteindre à ce pouvoir de traduire le « désordre » est de multiplier les res- sources. Un grand nombre de termes, d'idées formées sans plan préconçu, sont une force vitale dans une langue : c'est par qu'elle s'adapte à la réalité, par qu'elle demeure un instrument pour l'esprit, et ne devient pas le critique de l'esprit.

Mais ce n'est qu'un aspect de la question ; l'autre aspect nous met en présence d'une sorte d'antinomie. Si, d'une part, le « désordre » dans le langage est nécessaire, parce que sans ce désordre il serait impossible d'exprimer nos vues particulières, qui

,\j,..

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article (gr. mod. evaç, [xia, é'va ; ital. uno, una; esp. un, una; fr. un, une; ail. ein, eine, ein ; ang. a,a/i ^).

Cette création d'un deuxième article est un fait important dans l'his- toire systématique des langues. Le moment qu'elle marque est celui toutes les représentations momentanées du discours , les subjectives comme les objectives, entrent en opposition dans l'esprit avec l'idée générale permanente du nom 3).

VI. L'article dans plusieurs langues indo-européennes, notamment en bulgare, en roumain, en arménien se postpose au nom.

L'explication de ce fait déborde la théorie spéciale de l'article. Il s'agit d'une survivance de l'ancien ordre de mots indo-européen qui voulait que le mot grammatical fît suite au mot lexicographique. Au surplus, la postposition de l'article est spéciale au groupe oriental, et ceci semble démontrer qu'elle est la conséquence d'un certain état de langue. Accessoirement, on peut y voir un moyen de fortijQer l'oppo- sition entre le démonstratif anaphorique et le démonstratif direct, dans le cas celui-ci reste préposé. Ex. : bulg. komu da predamû toya. pismo? « A qui remettre cette lettre ? » en regard de knigitè koito ceta « les livres que je lis >>.

Un fait digne de remarque est que le russe qui ne possède pas l'ar- ticle, est sujet à le créer accidentellement dans certains emplois la valeur anaphorique s'allie à la valeur emphatique ; et alors il le post- pose. Ex. : Ljubopytenû by ja bylû poslusaV, cemu nemecû-to ego vyu- cilû (( je serais curieux d'entendre ce que l'Allemand lui a appris » (Von Vizine, Le Mineur, IV, 8). Il faudrait admettre d'après cela l'exis- tence dans le procès de formation de l'article d'un anaphorique spécia- lement emphatique servant de transition entre le démonstratif propre- ment dit et l'anaphorique simple (article). Dans les langues romanes, deux faits représenteraient cette période : la postposition de l'article [homo ille à côté de ille homo) et l'article ipse, plus propre que ille à exprimer l'emphase (cf. Meyer-Lûbke, Gramm. comp. des langues romanes, t. II, § 106).

Après la démonstration proprement dite, la démonstration anapho- rique emphatique est certainement la moins abstraite des valeurs du système de l'article. Ceci explique qu'elle se marque même l'em- ploi général de l'article, qui n'est général que parce qu'il repose sur un principe abstrait, n'est pas senti nécessaire.

On retiendra de ces considérations que l'article est suscité originaire- ment par le besoin d'une représentation plus intense, plus originale, que celle qui résulterait du nom seul ; qu'il semble ainsi avoir pour

1. Formes atones de onez= ags. an.

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cause une certaine insuffisance du nom, sensible à Tesprit au moment de l'emploi, et la nécessité corrélative de parer à cette insuffisance par une correction, une retouche.

VII. L'article de présentation objective rencontre une résistance spé- ciale dans deux cas : lorsque la chose à présenter objectivement n'a pas de forme définie (l'eau, par exemple) ; lorsqu'elle comporte une idée de nombre indéfini, ce qui diminue la netteté de la représentation (ex. : des fleurs).

Le français a réussi à vaincre cette résistance par l'invention d'articles spéciaux {du, de la, des). Ex. : v. fr. mangier pain; fr. mod. manger du pain. L'italien a procédé de même (ex. : datenii del pane «. donnez-moi du pain »), sans, toutefois, éliminer le traitement zéro, qui continue d'exister en concurrence avec le partitif. Ex. : io bevo vino, e voi bevete acqua « je bois du vin et vous buvez de l'eau ».

En espagnol, au contraire, la résistance à l'article a conservé toute sa force. Ex. : Cuando tengo dinero, lo gasto «. lorsque j'ai de l'argent, je le dépense ». Trajo dulces, pero no comi ninguno « il a apporté des bonbons, mais je n'en ai pas mangé * ». Il en est de même en grec ancien et moderne, en roumain, ainsi que dans les langues germaniques. L'allemand et l'anglais se servent de zéro le français emploie du, de la, des. Ex. : ail. Gibmir Brot, Wein, Kirschen « donne-moi du pain, du vin, des cerises »; angl. Ile had left his native counlry lo go and arnass gold and silver « il s'était expatrié pour aller recueillir de l'or et de l'argent ». Toutefois, l'anglais recourt fréquemment à des substituts pour peu que l'image de quantité ou de nombre s'intensifie. Ex. : Bring me some good coffee and some rolh « Apporlez-moi du bon café et des petits pains ».

Le caractère universel de la résistance ci-dessus décrite est une preuve que Varticle ne dépend pas moins de Vimage permanente de la langue que de Vimage momentanée du discours.

VIII. Une certaine résistance à l'article vient de ce que le nom reçoit dans la phrase une fonction déterminée, particulière. C'est un fait dont

toutes les langues fournissent des exemples. La résistance provient surtout des fonctions régime, très peu delà fonction sujet. La raison en est que le sujet dans les langues qui ont perdu leur déclinaison n'est pas matériellement indi([ué comme tel; qu'au surplus, il se présente, à l'ordinaire, en tête de phrase, c'est-à-dire avant qu'ait paru le verbe, qui est le véritaljle déterminant de la fonction.

1. Elle a toutefois légèrement fléchi en un point : au pluriel on se sert de unos, unas clans le sens de « quelques ». Ex. : He comprado unos libres, « j'ai acheté des livres ». Encore faut-il voir plutôt dans unos un adjectif indéfini qu'un véritable article.

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Uq grand nombre des constructions sans article des langues romanes, de l'anglais et de l'allemand, doivent être attribuées à la résistance des fonctions régime. Toutefois l'explication ne vaut que comme indication de la cause d'origine. Au-dessus d'elle, pour ainsi dire, d'autres causes existent, qui sont des causes de maintien appartenant à l'étude particu- lière de chaque langue. Le français, par exemple, a poussé si loin la définition du traitement zéro qu'il n'est pas exagéré de dire qu'actuel- lement il existe en français un article zéro opposable aux articles repré- sentés (§§ 131 à 197).

La résistance à l'article du fait de la fonction est restée très forte en roumain, après la préposition le nom est couramment employé sans article (v. Meyer-Liibke, Gramm. comp. des langues romanes, t. III, § 179), Elle s'est affaiblie dans les autres langues romanes, ainsi qu'en anglais et en allemand: on ne la rencontre plus guère qu'en combinaison avec des résistances d'un autre ordre, auxquelles elle fournit un point d'appui. Cette '< greffe » d'une résistance de principe nouveau sur ce qui subsiste d'une résistance de principe ancien et périmé est le procédé par lequel l'article zéro se définit lentement.

La résistance de la fonction à l'article est le grand fait qui explique la corrélation entre l'affaiblissement de la déclinaison et le développement de l'article. Quant au principe en vertu duquel il y a concurrence entre l'article et la fonction expressément notée, on en trouvera la défi- nition au § 19, la question est reprise et développée.

IX. Les noms d'êtres uniques abstraits ou concrets résistent à l'ar- ticle. Il en est de même dans une certaine mesure des noms d^êtres mul- tiples employés dans un sens très général.

Ces deux faits d'une constatation facile fournissent la matière principale de la grammaire didactique, et même historique, en ce qui touche l'emploi del'article. On relève notamment son absence accidentelle ou normale: 1" devant les noms propres ; devant les noms géographiques. Ex. : esp. Francia es tan rica como Inglaterra; v. fr. Par Guenelon serai des- truite France (Ro/., 835); angl. Earope, Asia and Africa are what u-e call the Old and America the New-World ; ail. wer die àgyptische Cleo- patra kennt, weiss auch, dass Syrien nicht Aegypten ist (Leibnitz, Dra- maturgie, n® XXIX) « qui connaît la Cléopâtre d'Egypte sait aussi que la Syrie n'est pas l'Egypte » ; devant les noms de choses qui ne se rencontrent qu'en un seul exemplaire. Ex. : esp. la vibora no merece

ser culpada por la pozona que tiene por habersela dado naturaleza

(Cervantes, D. Q., I, 14) « la vipère ne saurait être coupable du venin qu'elle porte...., car c'est la nature qui le lui a donné »; ital. natura vuole che l'anima délia mia amante sia invisibile (Annunzio, Tr. M., 15) ; m. fr. Voilà comment Terre et Ciel font effort {Marg, de la Marg., IV,

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14) ; angl. heaven and earth shall pass away « le ciel et la terre passe- ront (Matth., XXIV, 35) ; the stars o/* heaven shall f ail « les étoiles du ciel tomberont » (Marc, xiii, 25); ail. Himmel und Erde werden vergehen (Matth. XXIV, 35) ; Und es werden Zeichen geschehen an Sonne und Mond und Sternen (v. pi. bas : 3°); und auf Erden wird den Leuten bange sein « Et il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles ; et sur la terre les peuples seront dans la consternation (Luc, XXI, 25); devant les noms de qualités physiques ou morales, de sen- timent, de matière, de science, d'art, etc., pris dans un sens général. Ex. : esp. la bandera de amor y de la caballeria « la bannière de l'amour et delà chevalerie » (Cervantes, D. Q., I, 25); verdad digo (Cid, 2954); ital. giustizia mosse il mio alto fattore (Dante, Inf., III, 4) « la justice anima mon sublime architecte » ; pietà mi vinse {Ib., V, 72) ; fr. Amour a cela de Neptune, Que toujours à quelque infortune II se faut tenir préparé (Malh., Plainte sur une absence, édit. Mol., LU) ; angl. iron and stone ar>e hard « le fer et la pierre sont durs »; Charity suffereth long, and is kind ; charity envieth not; charity vaunteth not itself, « la charité est patiente, elle est pleine de bonté ; la charité n'est point envieuse ; la charité n'est point insolente (I Corinth., xiii, 4); ... knowing thaï tribulation worketh patience ;and patience, expérience ; a «</ expérience, hope : and hope maketh not ashanied (Rom., v, 3-5); ail... wir wissen, dass Trùbsal Geduld bringi; Geduld aber bringt Erfahrung ; Erfahrung aber bringt Hoffnung ; Hoffnung aber làsst nicht zu Schanden werden « nous savons que Taflliction produit la patience ; et la patience, l'épreuve, et l'épreuve l'espérance. Or, l'espérance ne confond point » [Ib.) ; Gewalt geht vor Recht « la force prime le droit » ; devant les noms de choses qui se rencontrent en plusieurs exemplaires, lorsqu'ils sonl pris dans un sens très étendu. Ex. : Tandis que li roys fermoit Sayete, vindrent marcheant e/i Vost (Joinv., 584) ; angl. foxes hâve holes, and birds ofthe air hâve nests « les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids » (Luc, ix, 58) ; ail. Kinder spielen gern « les enfants aiment à jouer ».

Selon les langues, les absences d'article relevées ci-dessus appar- tiennent à l'usage actuel ou à l'usage ancien; de plus, suivant que la résistance à l'article a plus ou moins fléchi, elles représentent un emploi obligatoire ou facultatif. Dans les langues romanes l'article a reçu un très grand développement, il s'agit, généralement, d'un fait ancien qui a laissé des traces ; mais dans les langues germaniques, en anglais surtout, la suppression de l'article est restée un moyen de syntaxe vivante

1. La résistance des noms d'êtres uniques à l'article est sensiblement plus faible en grec que dans les autres langues. Les noms propres, par exemple, pour peu qu'ils soient pensés subjectivement, s'en font précéder. Ex. : x«t

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Cette tendance commune à ne pas mettre l'article devant les noms d'un certain type constitue un indice très net de la véritable nature de l'article en ce qu'elle démontre que les noms le plus sujets à s'en passer sont ceux qui comportent les moindres possibilités de variation durant le passage de l'idée générale, déposée dans le trésor de la langue, à l'idée plus réelle, et moins générale, exigée par le discours. Ainsi ciel est une seule chose dans la langue, et il est, de même, une seule chose dans le discours. D'un état à l'autre, il n'y a aucune variation d'étendue. La remarque s'applique aussi bien à un nom abstrait comme pitié, du moment qu'il est pris dans toute son étendue.

D'autre part, on prouve aisément que la tendance à ne pas employer l'article devant les noms qui, sans appartenir à la catégorie des noms d'êtres uniques, sont pris dans un sens général est un effet du même principe. Soit le mot homme. Il représente dans la langue les hommes considérés dans leur ensemble. Que le discours recherche le même sens, et la différence deviendra nulle entre la valeur potentielle du nom dans la langue et sa valeur réelle dans le discours. Les conditions se trouveront ainsi être sensiblement les mêmes que s'il s'agissait d'un nom d'être unique.

Le fait que V article est senti moins nécessaire lorsque la différence entre le nom dans la langue et le nom dans le discours devient petite est de nature à suggérer l'idée que V article exprime cette différence.

Les correspondances de syntaxe ci-dessus, complétées l'une par l'autre, forment un ensemble de données qui, après critique, se résout dans la conception générale suivante.

L'article prend valeur relativement à un problème qui n'existe pas seulement pour l'esprit d'un peuple, mais universellement pour l'esprit humain, par le fait même du langage. Ce problème date du jour un esprit d'homme a senti qu'une différence existe entre le

U7:écrcp£t|^£v ô 'Irjaoûç (Luc, iv, 14). La cause de ce fait est, sans doute, que le traitement zéro étant spécialisé en grec à une fonction nettement définie, la présentation objective de l'idée (p. 16), il devient par cela même impropre à toute autre fonction. C'est dire qu'en grec un nom propre ou un nom abstrait ne se présentent sans article que s'ils sont vus objectivement. Aussi bien n'existe-t-il aucune différence appréciable entre une abstraction consi- dérée d'un regard objectif et une abstraction subjectivement pensée ; pour être conçue avec objectivité, une abstraction n'en est pas moins abstraite, et une considération subjective n'accroît pas cette qualité. 11 est important de relever ces détails, afin de bien montrer que la cohérence du système grec est parfaite.

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nom avant emploi, simple puissance de nommer des choses diverses, et diversement concevables, et le nom qui nomme en effet une ou plusieurs de ces choses. Il s'est posé avec plus de force, à mesure que ce sentiment devenait plus net, et il a été résolu, à un moment donné, dans nombre de langues, par Tinvention de relations systématiques entre le nom virtuel et le nom réel. Les articles sont, dans la langue, le sig-ne apparent de ces relations.

Il est aisé de démontrer l'écart existant entre le nom à l'état vir- tuel et le nom réellement employé. Soit le mot homme. Tant qu'on ne l'applique pas en pensée à un objet, ce n'est qu'une idée trans- portable à des formes conceptuelles différentes. Il désignera l'indi- vidu, qui est une chose particulière, ou l'espèce, qui est une chose générale. Ce sont deux étendues extrêmes, entre lesquelles il en existe d'autres, aussi nombreuses que l'on voudra, et qui, toutes, débordent l'image individuelle sans atteindre aux dimensions de l'image d'espèce.

Toutes ces étendues différentes, extrêmes et moyennes, sont incluses en /)wissance dans le nom.

Employer pleinement le nom serait les penser et les évoquer toutes d'un coup. C'est trop, beaucoup trop, pour le discours réel dont le but est limité, et du moment qu'on parle pour communi- quer des idées, il existe une nécessité inéluctable de choisir entre les diverses formes contenues en puissance dans le nom. Si le con- texte exige l'image d'espèce, il faut éliminer la vision individuelle qui serait « nuisible » aux fins de la pensée; si, au contraire, l'image individuelle est ce que la pensée recherche, il faut éloigner l'idée d'espèce; d'autres emplois se présentent il y a lieu d'écarter et la vision spécifique, trop large, et la vision individuelle, trop étroite, pour concevoir une étendue intermédiaire. On dira, par exemple : les fleurs^ en parlant d'un pré, d'un jardin, etc.

Quel que soit le cas, le problème posé à l'esprit reste le même : il s'agit de pratiquer une « coupure » dans la signification virtuelle totale du nom.

Ce problème est unique et, comme il a été dit déjà, universel. Il ne peut pas ne pas être. Mais les solutions qui y ont été données sont multiples, et plus contingentes qu'on pourrait le supposer à première vue. Elles varient d'une langue à l'autre, suivant que des intuitions plus ou moins abstraites président aux systématisations de la pensée.

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La solution la plus simple, et la moins satisfaisante, consiste à s'en remettre au contexte du choix de la forme nominale. Dans un ensemble d'idées, le nom prendra de lui-même la forme qu'il faut pour cet ensemble, sans qu'il soit besoin pour cela d'aucun signe spécial; le déficit du nom virtuel par rapport à la pensée réelle momentanée se comblant par la seule action du reste du discours. Adopter cette solution, c'est consentir à se passer d'article. Au reste, il y a en ce cas nég-ligence du problème plutôt que solution véritable.

Lorsque l'état de lang^ue ne permet pas à l'esprit de passer outre ainsi à la question, il faut créer des valeurs spéciales qui serviront à retenir une seule des formes incluses en puissance dans le nom, celle qui est utile au discours et qu'exige le but de la pensée.

Les divers systèmes d'article n'ont d'autre but que de pratiquer, avec plus ou moins d'élégance, ces « coupures » dans le nom total.

Quels systèmes sont possibles? En voici un très simple. Le nom sans article renvoie à l'image positive individuelle ; s'il faut ^us d'étendue, un signe spécial l'indique, qui est l'unique article : c'est ainsi qu'opère le grec ancien (p. 16). Un tel système repose sur l'opposition de l'article zéro à un seul article représenté.

Un autre système plus complexe est celui le nom sans article ne renvoie qu'à l'idée ; dès lors pour atteindre à une vision de chose, particulière ou générale [on considère ici le concept d'es- pèce comme chose générale; v. p. 221 un signe est nécessaire; et, comme le même signe ne peut servir pour les diverses formes conceptuelles, les signes tendent à devenir aussi nombreux qu'il y a de manières de se représenter intellectuellement les choses. L'ar- ticle zéro s'oppose à plusieurs articles positifs qui, de plus, s'op- posent entre eux.

I Bien que les deux systèmes ci-dessus déterminés répondent au commun besoin de séparer le nom en emploi du nom avant emploi, et de penser les choses dans leur relation avec les idées^ ils mettent en œuvre des principes différents. Le premier suppose un nom qui renvoie très vile à la chose, c'est-à-dire un nom qui, laissé à lui- même, ne se maintient pas comme pure idée dans l'esprit. Le second, au contraire, est à ce que le nom, laissé à lui-même, reste si bien à l'état d'idée pure dans l'esprit qu'un signe doit agir sur lui pour qu'il devienne chose réelle.

11 en est ainsi dans les langues romanes. Le nom français, en par-

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ticulier, objective Vidée si fortement dans Tespritque pour objecti- ver des choses, ce qu'exige le discours, il faut réagir contre la direction naturelle du nom, et le ramener par un signe ad hoc vers des horizons moins lointains, jusqu'à l'objet qu'il doit désigner.

L'article français opère ce mouvement; c'est un signe méta- physique^ sans doute, mais sa fonction est de réaliser. Un emploi, même très abstrait, du nom est, en effet, quelque chose de plus réel pour la pensée que le nom sans article. Qu'on compare homme^ en dehors de tout emploi, et V homme, au sens général. Dans le premier cas, aucune forme de conception n'est réalisée ; la pensée demeure en suspens entre les visions possibles, individu ou espèce, ou bien quelqu'une des visions intermédiaires (p. 22). Au contraire, dans le second cas, on aperçoit aussitôt une chose géné- rale, l'homme, c'est-à-dire l'espèce humaine.

Gomme on le voit, l'article français renseigne sur la manière dont les Français pensent le nom sans article. Ils en objectivent ridée pure et la sentent distincte de chacune de ses applications, quelles qu'elles soient.

Lorsqu'on examine l'évolution historique du système des articles dans la langue, on constate que les idées nominales ne se sont objectivées à ce degré que lentement. C'est peu à peu que le nom a de plus en plus renvoyé à la pure idée, cessant de diriger aussi rapidement l'esprit vers l'image de chose.

Le progrès dans ce sens s'est poursuivi régulièrement. Les choses générales (p. 22) furent longtemps senties assez peu distinctes de Vidée pour demeurer sans article, et les noms abstraits, les noms d'êtres uniques, et même les noms concrets d'êtres multiples pris au sens général, s'employaient tels quels. Actuellement, il n'en est plus ainsi. Gela tient à ce que la distinction entre le nom en puissance et le nom en effet est devenue si nette que les noms, même dans le cas ils désignent la catégorie tout entière, ne se confondent pas avec l'idée, encore qu'à ce moment la différence soit certainement très petite.

Ges considérations déterminent la cause philosophique de l'ar- ticle, si l'on peut s'exprimer ainsi.

Il est ensuite montré que cette cause philosophique ne pouvait agir directement sur la langue. Encore que les articles résolvent un

t. Définition de du Marsais.

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problème de pensée, ce n'est pas la pensée qui a créé l'article ; car tant qu'on reste dans la rég^ion des faits inconscients, lorsqu'il s'ag-it des formes, on n'en sort guère, la pensée n'a point d'ac- tion sur le langage. Celui-ci relève entièrement de ses lois internes. L'article s'est donc créé [de par ces lois, qui sont « sans esprit », contingentes, étrangères à la raison.

Ce fut, si l'on veut, une création « absurde », mais il advint à cette création d'être employée de plus en plus intelligemment. En cela réside l'histoire sémantique de l'article. La pensée a retenu le signe qui s'offrait par hasard, qui n'était encore qu'un accident quel- conque, et elle a su s'en servir pour des fins toujours souhaitées obscurément. C'est ainsi qu'elle a obtenu dans la langue un meil- leur « rendement » du nom.

L'article est quelque chose qui « emploie » le nom. Cela lui donne une place spéciale parmi les êtres du langage, et le range au nombre des éléments qui peuvent, à un moment donné de leur progrès, lorsqu'ils se sont systématisés suffisamment , relever d'une étude raisonnée. Car si le langage en lui-même n'est pas « intelligent », du moins le fait de l'employer est-il un u fait intel- ligent ». Ceci est hors de doute. Il s'ensuit que si quelque chose dans le langage emploie le langage, ce « quelque chose » se trouve agir dans le même sens que la pensée, dont il reproduit les mouve- ments.

Cette unité de direction de la pensée et de l'article est un point ; de théorie qui a paru important, et Ton a cru devoir le discuter en détail.

En résumé, il devrait ressortir de ce travail si les intentions de l'auteur ont été assez bien dirigées pour atteindre leur but que l'article résout le problème de pensée posé par la difTérence entre le nom en puissance et le nom en effet; que ce pro- ^— blême reçoit selon les langues et selon les temps des solutions plus ^Bou moins élégantes, et inspirées de principes différents ; que, par- ^Rvenues à un certain degré de perfectionnement, ces solutions ^fccquièrent une généralité svstématique remarquable.

I

Après avoir déterminé ces idées générales, il restait à les suivre dans le détail de la réalité. Voici le plan adopté à cet effet. Les

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premiers chapitres (i, ii, m) sont essentiellement théoriques. On y examine ce que peut être l'article, et les preuves fournies sont des preuves en raison.

Le chapitre iv, pris dans son ensemble, embrasse toute la durée de la langue. Mais il n'est cependant pas historique, du moins au sens que la pratique attache d'ordinaire à ce mot, car il y est fait œuvre, non de linguistique évolutive, mais de linguis- tique statique (v. F. de Saussure, Cours de linguistique générale^ p. 120). Des systèmes sont montrés, saisis à date diverse, en tant que réalités distinctes et momentanément stables à la disposition du sujet parlant, sans qu'il soit question nulle part de la variation de la langue en voie de construire les outils que l'intention sys- tématique utilisera. Ceci est du domaine des grammairiens diachro- nistes, domaine sur lequel le présent ouvrage n'empiète pas.

Même lorsqu'on rapproche les systèmes pour en apprécier l'élé- gance respective, on se place hors du temps. C'est qu'il ne s'agit pas d'expliquer la variation de l'un à l'autre, mais de les situer chacun par rapport à leur commun devenir idéal, lequel, n'ayant pas à s'inscrire dans la durée (ceci par définition), ne sau- rait relever d'une discipline évolutive. Dès lors, il importe assez peu que les systèmes décrits aient été constitués à date plus ou moins ancienne : ce qui intéresse, c'est leur proximité qualitative, et non pas temporelle (déterminée par plus ou moins de temps) du terme de perfection qui les borne.

Au reste, le progrès dans le temps est fort régulier : d'âge en âge une plus grande perfection systématique s'établit. La régularité, à cet égard, est même telle qu'elle pourrait induire un esprit curieux à se demander si ce n'est pas en vertu d'une loi d'évolution que les systèmes d'article se rapprochent insensiblement d'un idéal schéma- tique. On n'a pas cru devoir embrasser ici cette nouvelle perspec- tive, et la question de savoir si la pensée oriente les accidents du langage a été laissée entièrement dans l'ombre. Aussi bien est-ce une question de finalité la philosophie du langage a seule accès.

Les autres chapitres ont trait aux emplois de l'article dans la langue moderne, spécialement dans la langue actuelle. Ils occupent les deux tiers de l'ouvrage. Cette place est proportionnée à leur importance. En matière de sémantique des formes, c'est en effet l'état final qui révèle ce que signifiait obscurément l'état ori- ginel ; et la « période théorique », si l'on peut s'exprimer ainsi, se

i

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trouve située, non pas à l'origine, mais à la fin des temps. Il se con- çoit dès lors que le théoricien ait à se référer, par préférence, aux traitements de date contemporaine. Il leur demandera les clartés nécessaires pour expliquer les traitements plus anciens, qu'il consi- dérera comme des ébauches du système indiqué plus tard en traits nets.

Il semble bien, du reste, qu'il eût été à peu près impossible de concevoir la théorie de l'article alors que ce signe était naissant. C'est à peine si un esprit ingénieux eût pu, par l'examen des faits de l'ancien français, soupçonner la vraie nature des choses. Au contraire, à époque plus rapprochée, la théorie est, pour ainsi dire, projetée par les faits mêmes. Tout le devenir du système s'est inscrit dans la langue, et la pensée^ mise en présence d'une solution complète, a un moindre effort à faire pour restituer le problème.

Une de nos préoccupations au cours de cette étude a été de ne poser que des catégories sémantiques qui permissent un emploi correct. Il a fallu pour cela procéder expérimentalement, c'est-à- dire contrôler les règles en les enseignant à des étrangers, et ne tenir pour fondées que celles qui étaient vraiment opérantes. Encore que ce travail de sélection échappe entièrement au lecteur, il n'a pas peu contribué à fixer nos vues sur certaines questions.

L'ouvrage lui est redevable, en particulier, de nombreux éclair- cissements sur les points qui continuent le plus longtemps à embarrasser les étrangers déjà initiés à la langue française. Ce pourrait devenir un titre à leur accueil.

Déclarons, toutefois, que cette fin pratique n'est aucunement le but de la présente étude, dont l'intention est non seulement étran- gère à toute considération d'utilité mais, de plus, déborde largement l'intérêt spécial que peut susciter l'article français. Tout sera dit à ce sujet lorsque nous aurons fait connaître que l'article français nous a été surtout un biais pour aborder avec l'appui de faits positifs (sans demeurer dans l'abstrait) diverses questions de linguistique générale, notamment la définition d'une méthode pour l'étude sémantique des formes.

CHAPITRE PREMIER

e:xamen des questions préjudicielles a la théorie de l'article

§ 1. Préliminaires critiques. Logique et langage. Réalité linguistique et théorie m abstracto. Caractère « inintelligent yydeVêtre du langage. Caractère « intelligent » de l'emploi.

Une expression figurée dont les grammairiens usent volontiers est celle de « vie du langage» : ils n'hésitent pas à attribuer métapho- riquement aux langues une complexité aussi grande que celle des organismes vivants et à reconnaître qu'elles affectent notre intel- ligence par les mêmes incompréhensions. Encore que cette con- ception ait le défaut de renfermer l'idée d'une force occulte, elle a néanmoins une certaine exactitude comme vue d'ensemble : le lan- gage évolue à la manière des êtres qui ont vie ; il ne se laisse pas réduire en un système de fonctions déterminées ; il repousse net- tement toute logique idéale qu'on voudrait a priori y introduire.

Cette dernière notion est aujourd'hui commune, sans être très ancienne. On la doit aux savants du siècle précédent ^ qui ont net- tement perçu qu'il existe une incompatibilité entre les êtres géné- raux de la pensée, créés par le raisonnement et la logique, hors du temps et à l'état parfait, et les êtres particuliers de la réalité, qui évoluent dans la durée et sont soumis aux accidents, aux contin-

1. Il faut renoncer définitivement à la vieille école, de construire la théo- rie des choses par le peu de formules vides de l'esprit (Renan, Avenir de U science).

30 CHAPITRE PREMIER

gences, qu'elle implique. Cette conviction, extrêmement saine, que les vérités logiques sont vérités d'un ordre, et non pas vérités géné- rales, n'a cessé de se fortifier depuis ; sur ce point la spéculation même semble avoir pris à tâche de démontrer en raison ce que l'expérience prouve en fait.

En ce qui concerne le langage, l'exclusion delà logique comme moyen d'étude est avant tout le résultat des travaux historiques. On a rejeté toutes les théories que la réalité démentait. Cette révolution dans les méthodes était nécessaire. Dans un très petit nombre de cas, il semble bien qu'elle ait été excessive. Une théorie fausse peut renfermer des vues justes. Il arrive même qu'il ne lui manque presque rien pour être juste tout à fait. Les théories ont toujours eu à souffrir de la rigueur de jugement qu'on leur applique, rigueur qui n'est, du reste, que la conséquence de leur ambition. Il leur faut totit expliquer, tout justifier, ou être esti- mées non avenues : on ne pénètre pas en elles pour évaluer la nature de leur déficit. Il y aurait pourtant lieu de se persuader qu'une erreur est position par rapport à la vérité ; qu'il y a des positions lointaines et des positions proches; que les unes et les autres peuvent paraître égales en erreur, par comparaison avec la réalité ; et qu'il se peut même qu'une plus grande erreur soit, par l'effet d'un jeu de conjonctures, en apparence plus vraie qu'une erreur moindre. Pour décevantes que soient ces pensées, elles n'en sont pas moins le préliminaire d'un criticisme éclairé.

Les questions relatives au langage ont, au point de vue critique, un haut intérêt : il n'y a pas de domaine d'étude se croisent et se heurtent davantage les grandes directions de notre intelligence. Les ambitions du ^raisonnement, même le mieux conduit, y sont sans cesse rabaissées, et cependant, quelque bas niveau qu'elles atteignent, ne sont jamais complètement détruites. La déception intellectuelle qui abolit d'anciens points de vue en fait naître de nouveaux, meilleurs, parce qu'ils comportent une illusion de moins. C'est ainsi que peu à peu, à force d'édifier, de détruire, de réédi- fier, on s'achemine vers des idées fondées en fait et en raison. On y atteint par toute sorte de détours, trouvant parfois ce qu'on ne cherchait pas : les lois du langage, par exemple, qui, autant qu'on en peut juger, ne sont ni influentes ni influencées, alors qu'on était parti pour la découverte des lois d'influence de la pensée. Car

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THBORIE DE l'aRTICLE 2) 31

c'est un fait, le langage relève de lois propres, indépendantes dans leur sphère, non sujettes de l'esprit.

Est-ce à dire qu'il n'y ait point de contact entre la pensée et lu langue ? Non pas. Mais ce contact est autre qu'on se l'était ima- giné jadis sur la foi de vues faciles. Ce nest pas le langage qui est « intelligent », mais la manière dont on l emploie. Considéra- tion dont la conséquence extrême serait de réserver au linguiste ce qui touche à l'existence des mots ; au philosophe ce qui a trait à leur seule utilité.

§ 2. L'emploi d'i langage inscrit dans le langage même. Les valeurs d'emploi. La difficulté d'isoler ces valeurs comme telles. L'explica- tion (( mécanique » et Texplication « intelligente » en matière de faits d'emploi 6). Valeur respective.

L'utilisation du langage, tel est, dans le domaine linguistique, le seul fait nécessairement « intelligent ». Tout le reste, tout ce qui concerne l'être du langage et l'évolution de cet être, consiste en faits d'un autre ordre, mécaniques, en tous cas d'une psycho- logie contingente.

Ce départ établi, il faut s'attendre à rencontrer dans le langage des faits d emploi marquant, pour ainsi dire, les points l'esprit « touche» la langue. Attente qui n'est point déçue, carc'est bien ainsi que les choses ont lieu en effet. A divers degrés, l'emploi du langage s'est inscrit dans le langage même, et les éléments qui en témoignent, ce sont les éléments formels, exigent un double examen. Leur création, le fait qu'ils existent, comporte une explication mécanique qui, dans son domaine, est suffisante. Leur emploi réclame une explication intelligente, qui nest d'ailleurs accessible qu autant que le « fait d'exister » et le « fait de ser- vir » se laissent isoler. La difficulté de réaliser cet isolement s'atténue dans les morphologies régulières, peu tourmentées ; c'est surtout qu'il est possible de distinguer l'outil et l'ouvrier, le lan- gage qui sert et la pensée qui s'en sert; il s'établit ainsi un parallé- lisme entre l'explication mécanique, nécessaire pour rendre raison de l'existence des formes, et l'explication sémantique, qui en démontre la valeur. vSi satisfaisante, en effet, que soit l'explication mécanique, si large que soit la part à lui réserver, elle ne saurait cependant être tout dans les études des linguistes, pour cette rai- son qu'une langue, au service de l'esprit, a nécessairement des

32 CHAPITRE PREMIER

points de contact avec l'esprit. Que ces points de contact soient beaucoup moins nombreux, surtout moins perceptibles, que pourraient le laisser supposer des vues idéales et irréelles, cela est évident : il y a lieu de faire des réserves extrêmes sur l'étendue de la relation entre le langage et l'esprit ; il n'y a pas lieu de nier, ni même de trop amoindrir, cette relation.

En cela n'est point, au reste, la grande leçon de la science moderne touchant les langues. Ce qu'elle a révélé, c'est un méca- nisme où des choses intelligentes (ou plutôt propres à être em- ployées intelligemment) se créent de façon inintelligente. Cette vue n'exclut pas l'idée d'une domination de l'esprit sur le langage : en effet, du moment qu'il y a mécanisme, il suffit que l'esprit ait con- tact avec un seul point de la machine pour tout commander. Mieux on prouvera que le langage a ses lois mécaniques intérieures, mieux on établira, par avance, que l'esprit n'a que faire d'entrer dans le langage pour le diriger.

§ 3. L'action de la pensée sur le langage. Son caractère d'extrême amplitude : elle amène un déplacement du langage tout entier qui acquiert progressivement Yidéalité objective.

Les êtres du langage se changent d'eux-mêmes sans intervention de la pensée, dont l'effort se concentre ailleurs. Elle tend à déplacer d'une façon continue le plan tout entier du langage, avec tous les êtres, tous les mots qui s'y trouvent, afin de donner lentement et progressivement plus de profondeur à ce tableau que forment nos idées. L'effet de cette action, de ce recul, c'est que les mots s'objectivent, acquièrent une existence significative propre, indé- pendante des impressions momentanées qui faisaient corps avec eux dans les langues primitives.

Au fur et à mesure que ce progrès s'accomplit, la réalité s'exprime de plus en plus en marquant dans quel rapport les mots, objets de l'esprit, se trouvent avec les choses, objets réels.

Le langage objectivé est un « tournant » dans l'histoire de la pensée et des langues. C^est le point culminant d'une évolution : le discours, au lieu de nous faire penser directement les idées du langage, nous fait penser indirectement la relation de ces idées, en quelque sorte stabilisées, avec nos pensées momentanées, beaucoup plus mobiles. Quand en français, on dit « /'homme », ou « un homme », ce que l'article recouvre dans l'esprit, c'est la relation de

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QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THEORIE DE l'aRTICLE 9) 49

consistent en toute sorte de manières de voir toute sorte de choses, d'autre part, Tesprit ne saurait tirer parti d'une masse de ressources d'expressions ne régnerait aucune espèce d'ordre. Pour qu'une langue soit parfaite, il peut suffire qu'elle enferme les idées les plus diverses ; pour qu'on puisse l'employer parfaitement, encore est-il nécessaire qu'un plan existe pour g-uider l'esprit parmi tant de ressources. Ainsi il faut qu'il y ait désordre et en même temps ordre. Problème qui admet deux genres de solutions : la con- cession : un certain désordre dans un certain ordre ; l'indépen- dance du désordre et de l'ordre, c'est-à-dire la possibilité simul- tanée du plus grand désordre dans le plus grand ordre.

La dernière solution serait appelée à rendre, à la longue, le langage parfait. Mais à première vue on ne discerne aucun moyen d'y aboutir. C'est cependant vers cette solution originale que le langage se dirige tout naturellement. Si nous avions procéder consciemment à l'organisation du langage, nous n'y aurions jamais pensé : au lieu de rendre les formes indépendantes de la matière, nous eussions, au contraire, posé des dépendances certaines; des cadres étant tracés, nous eussions réparti nos idées entre ces cadres, faisant en sorte que chacune fût dans le cadre approprié à sa nature. Tel eût été notre ordre. Au cas, par exemple, nous eussions jugé utile de distinguer entre ce qui dure et ce qui ne dure pas, nous eussions formé la série des verbes brefs et celle des verbes longs ^ Et ainsi de suite pour toute idée directrice de classement. Mais le langage a d'autres voies que celles qui se découvrent à notre conscience, et il a agi d'autre façon, avec une élégance de méthode qu'on ne peut qu'admirer.

Il a déterminé : toutes les formes générales d'idées possibles : ce sont les parties du discours à leur état primaire ; pour cha- cune de ces formes générales, toutes les formes d'emploi possibles, obtenant par ce moyen des formes de forme de plusieurs degrés, toutes celles du degré supérieur pouvant s'appliquer à toutes celles

1. Il y a quelque chose de cela à date ancienne : cf. sanskrit, slave. L'in- conscience, à date ancienne, semble avoir réglé ses démarches à peu près sur les vues que fournit actuellement la conscience. Ce qui s'explique : l'inconscience contemplait alors la réalité matérielle, tandis qu'elle contemple à présent le langage et ses réalités formelles. Au contraire, la conscience [la conscience non dirigée dans le sens de la spéculation : la conscience spéculative se retrouve en accord avec l'inconscience actuelle] n'a jamais cessé de diriger son regard vers le réel positif.

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du degré inférieur. Ainsi le nom est une forme générale employée par le discours ; les articles en français sont les formes du degré supérieur (celles de l'abstraction du nom : § 5), et tous articles con- viennent, le cas échéant, à tous noms. De même pour le verbe ; il est forme d'un degré; les temps, les modes, sont formes du degré supérieur (formes de l'abstraction du verbe : § 5) et s'adaptent indifféremment à tous verbes dans les langues qui ont réalisé suf- fisamment r indépendance de la matière et de la forme.

L'effet d'une telle disposition, c'est qu'on peut multiplier les éléments particuliers du langage, sans contrainte aucune, comme s'il ny avait pas d'ordre général ; car Tordre institué, toujours supérieur d'un degré à l'objet qu'il gouverne, en a prévu tout le possible, et, par conséquent, tout l'accroissement. En français, par exemple, la création de noms nouveaux, si importante fût-elle, ne saurait épuiser la capacité d'adaptation de l'article, forme supérieure du nom : les articles français sont valables pour tous les noms qui existent et pour tous ceux qui peuvent exister.

Une intelligence même géniale n'eût pas abordé par ce côté le problème de la plus grande perfection du langage. // fallait pour découvrir ce biais que Vesprit, à force de vivre au milieu du lan- gage^ en acquit pour ainsi dire « V instinct ».

La formation de cet instinct de l'esprit a été lente. Aussi nest-ce qu'à date relativement récente que les langues indo-européennes se sont mises à pratiquer l'indépendance delà forme et de la matière. Le régime attesté à date ancienne comporte une certaine conces- sion * de la première à la seconde.

On peut donc dire que nous avons plus que nos ancêtres « l'ins- tinct du langage ». Ce que nous avons en moins, c'est « l'instinct de la réalité ». Le nominalisme est en progrès incessant.

Le régime d'indépendance de la forme et de la matière, par le fait qu'il reflète la croissance lente d'un instinct, ne se manifeste à l'origine que d'une façon obscure. On le devine longtemps avant de le constater. 11 y a un moment le principe de la langue est peu apparent, car si la forme se soumet certaines matières, par contre, il en est d'autres qui lui résistent. Tant que cet état de chose^^ dure la langue a un aspect très compliqué. Les irrégularités y sont nombreuses, mais elles tendent à s'éliminer au fur et à mesure que

1. Ce régime est encore celui du russe la nature d'un verbe augmente ou diminue le nombre de ses « formes » (aspects).

QUESTIONS PRÉJUDICIELLES A LA THEORIE DE l'aRTICLE 10) 5J

les éléments d'emploi que sont les formes s'universalisent en deve- nant indifférents aux mots employés, autrement dit aptes à les employer tous.

§ 10. L'article comme exemple d'une forme qui a passé du régime de concession au régime d'indépendance. Constance de sa valeur formelle abstraite, quel que soit le régime 6).

Pour suivre dans son détail le procès remarquable qui vient d'être décrit, il n'y a peut-être pas de meilleur exemple cause de la simplicité : dominance et résistance purement séman- tiques ; pas de résistances phoniques si influentes ailleurs] que l'ar- ticle, tel qu'il existe dans la langue française.

Il y paraît accidentellement et commence aussitôt de s'y étendre de plus en plus, par une suite de concessions de moins en moins nombreuses, jusqu à ce qu'enfin, tout à fait normalisé, il soumette tous les noms au traitement qu'il représente.

A examiner comment les choses se sont passées, on a l'impres- sion que deux principes ont successivement régi la syntaxe de l'ar- ticle.

Le premier serait que le nom n'exige l'article qu'autant qu'il est dans le contexte sensiblement différent de ce qu'il est dans l'esprit.

A partir du xvii** siècle, la langue relèverait d'un autre principe : savoir que tout nom exige l'article, parce que tout nom, quel qu'il soit, est différent dans le contexte de ce qu'il est dans l'esprit.

C'est ainsi que les choses se dessinent historiquement. Mais pour peu que la pensée creuse sous les faits, elles prennent un autre aspect. Le xvii^ siècle n'apparaît plus comme attestant un change- ment de principe, mais comme révélant, par des faits très clairs, le vrai principe de la théorie de l'article. Principe qui, en réalité, domine toutes les époques. Mais tandis que les faits anciens le pré- sentent obscurément, comme quelque chose qui s'essaye, qui cherche sa voie, les faits récents le montrent, au contraire, dans toute sa force et produisant des effets qui le révèlent.

C'est dire que la théorie étant « décidée » par la période moderne, c'est elle qu'il faut interroger, si l'on veut faire reparaître dans son unité abstraite le problème de langage et de pensée que l'article a résolu plus ou moins selon les langues et selon les temps.

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CHAPITRE II

POSITION DE L'ARTICLE PAR RAPPORT AU LANGAGE ET A LA PENSÉE

§ IL Rappel des départs établis au chapitre précédent. Développe- ment des conséquences. Les formes sont intérieures au langage comme êtreSy mais elles lui sont extérieures en tant que valeurs. Dis- cussion générale du principe. Examen théorique des modalités d'appli- cation.

L'examen des vues préjudicielles à la théorie de Tarticle qui occupe le chapitre précédent avait pour objet de situer la question en la rattachant à l'ensemble des idées existantes sur le langage.

Le principal des points examinés a été, comme on Ta vu, desavoir s'il y a possibilité qu'un élément d'une langue relève des lois du langage pour ce qui est de son existence et de celles de la pensée en ce qui concerne son sens.

La question a été résolue par l'affirmative, sans qu'il ait été, croyons-nous, contredit à aucun des principes de la linguistique moderne. Notre scrupule à cet égard a même été si grand que nous avons toujours argumenté ex concesso, tenant pour fondées les idées générales qui, de prime abord, semblaient devoir aller à ren- contre de nos vues. A raison de cette méthode, il est peut-être utile de rappeler en peu de mots nos départs, bien qu'ils aient déjà été indiqués.

Le langage a été considéré comme un organisme indépendant la pensée n'intervient pas.

54 CHAPITRE II

Quant à la pensée, elle a été présentée comme ayant ses lois à elle, dont il n'est pas nécessaire que le langage se ressente.

Ces deux domaines ainsi séparés, il a fallu reconnaître que la pensée, qui n'intervient pas dans le langage, s'en sert cependant comme d'un instrument,; elle l'emploie, et si « inintelligent » qu'on le suppose, elle l'emploie pour ses fins, c'est-à-dire intelligem- ment.

Ce point est si évident qu'il a paru devoir être hors de discus- sion. Il a donc été considéré comme une vue simple et certaine, dont on ne devait pas craindre d'abstraire des vues nouvelles. C'est ainsi qu'on a abouti, par pur raisonnement, à cette idée qu'il se pourrait qu'il y eût dans une langue, sinon dans toutes, des mots exprimant jusqu'à un certain degré Vemploi que l'esprit fait du langage.

Cette idée obtenue, elle a été développée, et l'on a reconnu que ces mots, à supposer qu'il en existât de semblables, ne seraient rien qu'on pût directement employer, étant vides de sens, mais seraient éminemment propres à employer d'autres mots. En sorte qu'ils auraient même fonction que la pensée : comme elle, ils emploieraient le langage. Ils auraient même position qu'elle : employer un nom, c'est le gouverner du dehors. Une forme dont il serait prouvé qu'elle emploie le langage lui serait donc en un certain sens extérieure, quoiqu'elle pût exister dans le langage.

C'est ici que se place la distinction entre l'intériorité quant à l'existence et l'extériorité quanta la fonction. Question importante parles principes qu'elle met en jeu, et qui peut retenir l'esprit fort longtemps. On s'est demandé ici si cette extériorité partielle était possible et, en admettant qu'elle le fût, à quelles conditions? Il en est résulté une recherche de conditions théoriques par des raison- nements simples.

On dispose d'un nombre déterminé de mots. Rangés dans un ordre, ces mots expriment une idée, mais il suffit de changer cet ordre pour qu'ils en expriment une autre toute dilTérente, ou bien qu'ils n'aient plus de signification globale. L'ordre apparaît comme un moyen « intelligent » d'employer le langage.

Prenons un exemple. J'ai à mon service les mots : le, le, de, enfanty ami ; j'en puis extraire par Vordre

(1) L'enfant de l'ami

(2) L'ami de Tenfant

l'article par rapport au langage et a la pensée (§11) 55

qui sont des sens différents, et inteilig-ents, parce que Tordre a fait paraître entre les mots certains rapports.

Convenons d'exprimer les rapports du groupe 1 par a et ceux du groupe 2 par (3. Dès lors, nous possédons un signe de même pou- voir et effet que l'ordre, mais différent en ce que son être a réalité dans le langage. Ainsi il peut nous suffire d'écrire :

a, enfant, ami^ le, le, de p, enfant, ami, le, le, de

pour avoir l'équivalent respectif de

l'enfant de l'ami (1) l'ami de l'enfant (2)

L'ordre, remplacé par des signes indicatifs, devient inutile ; les valeurs a, ^ en tiennent lieu ; de sorte qu'un nombre de mots étant donné, on pourrait en faire varier l'ordre à volonté, du moment que le signe indicatif a ou [i resterait le même, le sens des mots groupés demeurerait constant.

Qu'on suppose à présent un système de signes de ce genre, appli- cables à n'importe quels mots, à n'importe quel nombre de mots, et capables de dénoter de quelle manière intelligente la pensée devra recevoir ces mots, et l'on se sera fait une idée suffisante de ce que serait un système de signes d'emploi du langage. Dans une langue ainsi constituée, et d'ailleur«? irréalisable pour toutes sortes de raisons, il existerait deux ordres de mots entièrement distincts. Les uns seraient des idées, les autres des manières dépenser ces idées ; ceux-là soumis aux seules lois du langage ; ceux-ci, aux seules lois de la pensée.

Aussi bien retrouve-t-on dans nos langues quelque chose d'ap- prochant : deux natures s'y distinguent, l'une matérielle pour les idées, l'autre formelle pour aider à penser ces idées. On est loin toutefois du type idéal défini ci-dessus, et-^la démarcation entre l'objectif et le subjectif n'est, en aucune langue, si profonde qu'on puisse disposer de termes comme a, p capables de fixer sur eux l'emploi de n'importe quel groupe de mots.

Il s'ensuit que la conception de mots formels du type a, p ne doit être qu'un outil aux mains du théoricien, une limite que le lan- gage ne saurait atteindre en fait, encore qu'il puisse en approcher extrêmement dans des cas à préciser.

56 CHAPITRE II

Cette limite, il est commode de la posséder dès qu'on veut situer par rapport à un même terme les systèmes de formes existants, tous remarquables d'ailleurs par une modération instinctive dans la distinction de la matière et de la forme. La solution de continuité de Tune à l'autre est en effet constamment évitée, et les formes de nos langues ne sont jamais si rigides que la matière qu'elles enve- loppent ne puisse les influencer peu ou beaucoup.

Ceci rend le sens des formes assez obscur. Un traitement a beau être unique, il paraît multiple, lorsqu'il se ressent de conditions changeantes. Pour une unité immédiatement sensible, il faut un traitement unique et des conditions invariables. Autrement, par la plus fréquente, peut-être, des erreurs d'imputation, on attribue au caprice du traitement l'effet de conditions qui ont varié. C'est de ce faux point de vue que procède cette idée d'exception qui a si long- temps dominé en grammaire. En réalité, il n'y a pas d'exceptions, il n'y a que des conditions exceptionnelles. Lorsqu'on a déterminé ces conditions variables, ce qui subsiste de constant dans une forme^» ce peut être très peu de chose, constitue sa valeur propre, ce qu'elle renferme à la fois d'intelligent et d'extérieur au langage.

§ 42. Caractère partiel de chaque catégorie de formes. Contradiction apparente avecle principe d'extériorité à tout le langage. Cas la con- tradiction se résout. Le degré d'extériorité des formes. Importance de la question en matière de sémantique formelle : extérieures au lan- gage, les formes sont sous l'influence des lois de la pensée ; intérieures, elles sont sous l'influence des lois du langage. Nature du progrès auquel se lie la création des formes. Discussion.

La théorie générale des formes s'accroît en difficulté de ce qu'elles ne sont pas disposées en un ordre unique, telle que la série imaginaire a, p, etc. (p. 55) ; il en existe de plusieurs sortes. Les désinences casuelles, les flexions verbales (temporelles et modales), les prépositions, les auxiliaires, les articles, sont autant de formes qui agissent sur une partie du langage seulement. Gomment conci- lier cette action partielle avec le principe d'extériorité, qui implique expressément que la forme agit sur tout le langage ?

Pour que cette question reçût une solution, il faudrait découvrir une partie du langage qui fût aussi grande que le tout. La propo- sition est contradictoire dans ses termes. On lève cette contradic- tion en recherchant non une partie aussi grande que le tout, mais une partie dont la nature oblige Vesprit à considérer le tout. Telles

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l\rticle par rapport au langage et a la pensée 12) 57

sont les parties du discours. Elles ne constituent pas seulement une distribution dans des cadres appropriés de toutes les ressources que contient une langue, mais surtout un système de distribution. Or, le propre d'un système est de faire penser la partie en fonction de Tensemble. On ne peut donc considérer une partie du discours, sans, du même coup, percevoir implicitement la totalité des rela- tions qui unissent cette partie aux autres parties, c'est-à-dire à tout le reste de la langue. La vision d'ensemble est inséparable de la vision particulière.

On est en droit, à cause de cela, de poser que, pratiquement, la vision abstraite du nom, en tant que partie du discours, équi- vaut à la vision extérieure de tout un système de langue ; d'où il résulte que l'article, par un meilleur emploi du nom, emploie la langue tout entière. Il suffit dès lors pour que la condition d'exté- riorité soit pleinement satisfaite, qu'on puisse isoler le traitement unique abstrait que représente l'article des conditions changeantes qui en font varier les eflets. Le but, c'est de dégager parmi la diver- sité des sens apparents une valeur intime, pour ainsi dire, qui procède des lois mêmes de la pensée.

On voit l'importance de la question d'extériorité en matière de sémantique des formes : un élément qui est à l'intérieur d'une langue se ressent surtout des lois du langage ; mais un élément qui est à l'extérieur est sous l'influence des lois de la pensée. La pensée agit sur le langage du dehors par l'emploi qu'elle en fait ; elle n'agit pas dans le langage et celui-ci se constitue en vertu de ses lois propres, dont la relation avec la pensée paraît ne pas exis- ter, en tout cas demeure inconnue.

Pour rendre raison de la création des formes, il faudrait suppo- ser un progrès profond, intime, dont elles finiraient par être le produit.

Mais c'est un point dont il est mieux de ne pas juger de peur d'en préjuger. On n'ose attribuer à l'esprit le progrès que repré- sentent les formes, car celles-ci sont créées essentiellement par le langage, en sorte qu'il faudrait ou bien attribuer les progrès de l'esprit aux hasards du langage, ou bien, ce qui ne serait pas scientifique, admettre que celui-ci est secrètement influencé par la pensée, et lui procure, par des moyens qui ont l'air d'être acci- dentels, ce qu'elle désire, si l'on peut s'exprimer ainsi, à juste rai- son. Ce serait trop mystérieux. Une vue plus rationnelle est de

58 CHAPITRE II

poser deux pouvoirs indépendants : celui de Fesprit, celui de la lang-ue ; et de tenir les formes pour le résultat de leur accidentelle interaction. On accorde ainsi beaucoup au langage et beaucoup à l'esprit.

§ 13. Irréalité croissante du langage. Dualité corrélative du problème expressif : à la traduction matérielle de la réalité en langage succède la traduction formelle du langage en réalité. Application de ce principe à l'analyse de la fonction de l'article. L'article zéro. Définition pro- gressive de sa valeur.

Quand les formes commencent à s'exprimer à part, c'est que les idées contenues dans les mots, après s'être débarrassées d'un excès de sensation, se sont objectivées. A ce moment les noms forment dans la langue un vaste tableau de notions générales, qui tendent à se maintenir comme telles dans Vesprit, en sorte que pour leur faire exprimer le réel, il faut les y diriger par une impulsion spé- ciale dont l'article est l'agent.

Le problème d'expression a donc été doublé : après avoir traduit la réalité en langage par le choix d'un terme, il y a lieu, en outre, d'exprimer le langage en réalité^ au moyen de formes, qui ne fai- sant dire précisément à la langue aucune chose nouvelle, lui font cependant dire mieux, plus réellement, les choses qu'elle disait déjà sans ces formes.

De ce que l'article remédie à un défaut de réalité du nom, on conclut aisément que l'un des moyens d'en connaître la valeur et le mécanisme, est de déterminer ce défaut. Il consiste en ce que le nom sans article, tel qu'il existe hors de tout contexte, avant que l'esprit lui imprime aucune impulsion, est, comme on l'a déjà montré, un nom en puissance qui ne désigne rien d'effectif, autrement dit une matière de nom^ à laquelle il manque une éten- due et une forme que le contexte devra lui donner.

Voici comment les choses se passent. A peine le nom se pré- sente-t-il qu'il tend à s'associer avec d'autres idées, qui remontent du passé de l'esprit, et dont l'ensemble forme un fond d'étendue variable. Selon que ce fond est large ou étroit le nom dispose pour se développer d'un grand ou d'un petit espace.

L'espace de développement du nom n'est jamais plus étroit que lorsque le nom rejoint dans l'esprit le souvenir d'un emploi précé- cédent 116). Il n'est jamais plus large que lorsque le nom ne

l'article par rapport au langage et a la pensée 13) 59

trouve dans la mémoire rien à quoi il puisse s'associer. Il en est alors réduit à paraître « en effet » sur le fond de sa propre idée g-énérale 125).

L'étendue grande ou petite;, la dimension est ici ce qui importe le moins, ainsi offerte au nom dès le début de la pensée, n'est pas la forme du nom, mais un support pour cette forme, autrement dit la projection de r attente de l'esprit en un espace préparé pour recevoir le nom.

Cet espace étant placé, pour ainsi dire, devant Tesprit, le nom le couvrira en totalité ou en partie. Dans le premier cas, il se confondra avec lui : dans le second, il y paraîtra en relief. De les deux articles, l'un qui est de la forme /e, et répond dans la langue à une extension de la matière nominale à tout un espace g^rand ou petit ; l'autre qui est de la forme un, et dénote un cer- tain relief du nom dans un espace qui peut être ég^alement g-rand ou petit.

Gomme on le voit, l'article résume deux opérations mentales.

La première est préparation de l'espace dans lequel le nom sera pensé. qu'elle objective, c'est latlente même de l'esprit.

La seconde consiste à projeter le nom sur cet espace en l'y éten- dant plus ou moins.

L'article ne note en particulier ni lune ni Vautre de ces deux opérations : ce qu'il détermine, c'est le rapport de l'une à l'autre. Si ce rapport est une égalité, il y a lieu de se servir de l'article le ; si c'est une inégalité, l'article un est indiqué.

Ainsi l'article le exprime seulement qu'un nom est répandu sur tout un champ de vision, ce champ pouvant être large ou étroit, précis ou vague, particulier ou général. G'est donc à tort qu'on attribue à cet article un sens de détermination. En fait, il n'a d'autres propriétés que celles du fond auquel il étend l'idée nomi- nale; si ce fond est précis, étroit, déterminé, la valeur de l'article le peut s'exprimer par le terme de détermination; mais si, au con- traire, ce fond est général, de dimension infinie, l'article le appa- raît comme un signe pour indéterminer.

Entre ces deux extrêmes existent des champs de vision de tous ordres, plus ou moins précis, plus ou moins vagues, qui prêtent à l'article le, pure forme d'extension dépourvue de sens, des significa- tions apparentes souvent opposées. L'erreur n'est pas de constater ces significations diverses, mais de les attribuer à l'article, car, si

ftO CHAPITRE II *'>

dans le discours elles se reflètent sur lui, dans Tesprit, elles appar- tiennent au fond d'idées qui supporte le nom.

Quant à l'article un, il se présente comme quelque chose de plus tangible. Par le fait qu'il marque un contraste entre l'idée nomi- nale et le fond d'idées sur lequel on applique cette idée, il dénote moins les propriétés du fond et davantage celles de l'objet qu'on y place. C'est pourquoi, en principe, plus la représentation doit frap- per vivement l'esprit, soit par des traits originaux, soit par sa sou- daineté, plus l'article un devient exigible.

Si l'on reprend les points ci-dessus, on peut poser que les articles un et le, ainsi que leur pluriel des et les, n'ont de valeur que par rapport à un fond d'idées à déterminer ; qu'un même fond étant aperçu par l'esprit, le jeu de ces articles consiste soit en une oppositon de l'objet au fond, ce qui accentue le relief du nom el motive l'article un ; soit, au contraire, en une extension qui peut aller parfois jusqu'à une sorte d'union intime entre le fond et l'ob- jet, lorsque l'image de détail au lieu de trancher sur l'image d'en- semble s'y mêle, s'y fond, en acquiert le reflet et l'esprit. On emploie alors l'article le.

Après avoir défini, au moins théoriquement, le rôle des deux principaux articles de la langue française, il convient d'examiner, par comparaison, les articles du, de la, qu'on nomme à l'ordinaire partitifs. Encore que ces articles soient composés de la préposition de jointe à l'article le, par leur action ils se situent sur le même plan que l'article un.

Il vient d'être expliqué que celui-ci vise à dessiner puissamment la forme individuelle du nom pour qu'elle paraisse en relief. C'est un dessein auquel il suffirait si tous noms étaient également propres à la plus nette objectivité. Il n'en est point ainsi, et nombreux sont ceux dont la forme est virtuellement indéfinie. Rentrent dans ce cas les noms de corps inconsistants, les noms de matière, la plu- part des noms abstraits. Ces noms ne renferment pas en puissance une forme : on a beau se proposer de les représenter nettement, on n'y parvient pas. Dès lors, l'article un cesse de convenir, et l'on éprouve le besoin d'un article de même intention et de moindre effet. Ce rôle est dévolu à l'article partitif.

L'article un est une forme à laquelle sa matière ne résiste pas ; les articles du, de la sont la même forme, mais déformée par la matière qui résiste. Ainsi l'on dira avec un même désir d'objecti-

l'article par rapport au langage et a la pensée 13) 61

vite : « un fromage » et « du beurre ». Cause : La notion fro- mage comporte une image de forme qui n'existe pas dans la notion beurre.

Quant à l'article des, qui est aussi une forme composée, il repré- sente dans la langue le pluriel de un; sa valeur serait un f *-. On peut se demander pourquoi il est composé ainsi que les articles pour objets sans forme, alors qu'il s'applique à des objets ayant forme dans l'esprit. La raison sémantique de cette ressemblance est facile à découvrir '. C'est que la pluralité altère, au moins jus- qu'à un certain degré, la vision de la forme : de la réunion de plu- sieurs objets, il résulte une image « brouillée ».

Il ressort de tout ceci que l'article composé (du, de la, des) est le signe d'une objectivité recherchée, mais non atteinte da fait de la matière.

Après avoir examiné le mécanisme ingénieux de l'emploi du nom, tel qu'il résulte du jeu des articles, on pourrait s'imaginer qu'une solution a été prévue pour tous les cas de la pensée et que le discours est pourvu d'assez de signes pour user des noms au gré de ses fins, sans que jamais il puisse arriver de devoir recourir au nom sans article.

Juger ainsi serait préjuger. Certes, tant qu'il ne s'agit que de développer la signification que le nom renferme en puissance, l'ar- ticle répond à tout; mais le cas se présente assez souvent le nom prend « en effet » un sens qu'il ne détient pas virtuellement, et qui, par cela même, conserve toujours quelque chose de conven- tionnel : il faut en être informé préalablement pour le reconnaître. Ainsi dans l'expression : tenir tête, tête acquiert « en effet » une valeur qu'on n'aperçoit pas en puissance dans ce nom. Les cas de ce genre, oii le nom ayant reçu du contexte une impulsion qui le fait diverger en rapport de sa ligne d'évolution naturelle, doit s'inflé- chir vers un sens, ou même vers un emploi, que virtuelle- ment il ne prévoit pas sont la cause principale de la suppression de l'article.

Il apparaît ainsi que l'absence d'article n'est pas seulement un

t. Il y a des causes accidentelles analogiques qui ont créé la forme; on s occupe ici exclusivement des raisons sémantiques qui l'ont rendue valable, qui Tont « maintenue >> par un effet de consentement.

62 CHAPITRE II

archaïsme, mais bien une valeur nouvelle recréée d'un moyen ancien.

L'article zéro complète la série des articles positifs. Et pour peu qu'on l'examine d'assez près^ on y discerne comme une réaction naissanle contre la trop rigoureuse définition de forme qui résulte pour le nom de Vemploi constant de Carticle. C'est par accident que l'article s'est produit dans la langue : mais aujourd'hui que l'article est l'usage commun, l'accident est surtout négatif : c'est une absence. Tout négatif qu'il est, il n'en est pas moins « retenu » dans les cas heureux. Ces cas se ressemblent, des caractères com- muns y paraissent, dont la dénotation devient peu à peu la fonc- tion « reconnaissable » de l'article zéro. La langue s'est alors enri- chie d'un nouveau moyen d'expression '.

Tel est le genre de mécanisme qui, laissant aux langues toute leur force d'innovation, les renouvelle en remettant chaque jour dans le présent le plus pur du passé.

1. La définition de la valeur zéro dans le système des articles est un fait de date récente 131).

CHAPITRE III

RESïITUTiOxN DU PROBLEME DE PENSEE DONT L'ARTICLE EST SOLUTION

§ 14. Le caractère occulte du problème de l'article: il ne peut être restitué que par comparaison. Restitution de sa forme générale : heurt entre les attitudes permanentes et les attitudes momentanées de l'esprit. Une définition suffisante des attitudes permanentes est con- dition de l'existence réelle du problème. Dualité de son aspect et existence corrélative de deux systèmes d'articles : primaire ou de réac- tion contre la réalité permanente du nom ; secondaire ou de réaction contre l'idéalité permanente du nom , Langues sans la valeur de l'article et langues sans article. La représentation des deux systèmes d'article d;ins les langues indo-européennes. Restitution complète du système secondaire.

Le problème de pensée dont l'article est solution est un pro- blème occulte qui ne nous est pas livré. Il existe au fond de l'es- prit et ne peut être restitué qu'indirectement par la comparaison de ce qui a eu lieu à différentes époques dans plusieurs langues. Chaque système d'article constitue un ensemble d'attitudes intel- lectuelles que le sujet pensant est capable d'adopter à l'égard du nom. Ces attitudes, considérées tout à fait généralement, sont de deux sortes. Les unes permanentes concernent le nom en puis- sance, dont elles fixent l'état dans l'esprit ; les autres momentanées ont pour objet de modifier cet état, afin qu'il soit mieux adapté au contexte.

Le problème de l'article est du heurt de ces deux sortes d'at- titudes. Tant que les attitudes permanentes, se rapportant au nom

64

CHAPITRE 111

en puissance, restaient assez peu définies pour céder immédiate- ment sous « l'attaque » des attitudes momentanées en train de former le nom en effet, l'article était parfaitement inutile. Il devint nécessaire le jour l'attitude intellectuelle permanente, devenue plus définie, fit résistance, pour ainsi dire, à l'attitude momen- tanée.

L'événement s'est répété plusieurs fois au cours du développe- ment des langues indo-européennes dans des conditions qui se pré- sentent sous deux aspects opposés.

A date ancienne, le nom en puissance prend une forme arrêtée dans l'esprit en devenant représentation d'objet.

A date plus récente, le nom en puissance se fixe dans la pensée comme représentation de notion.

Il en est résulté deux systèmes d'article fort différents, l'un pri- maire qui corrige l'excès de réalité du nom en puissance ; l'autre secondaire, qui réagit contre sa trop grande idéalité.

Les langues qui n'ont pas la valeur de l'article [une langue ne possédant pas l'article peut, dans une certaine mesure, en posséder la valeur, liée à des moyens apparents ou occultes. Le latin en serait un exemple] représentent un type archaïque et de psycho- logie rudimentaire. Elles attestent un état le sujet pensant ne savait pas « regarder » une idée sans en faire mentalement emploi. Il n'existait pas pour lui d'attitude permanente définie à l'égard du nom, mais seulement des attitudes momentanées.

Le système qui corrige Vexcès de réalité du nom en puissance est celui du grec ancien. Il ne comporte qu'un article applicable aux emplois subjectifs du nom. Les emplois objectifs trouvent une expression parfaite dans le nom en puissance, sans traitement cor- rectif aucun, ce nom étant précisément une représentation d'objet.

Le système qui réagit contre V idéalité du nom en puissance est attesté à date moins ancienne. A l'heure actuelle, il existe dans un certain nombre de langues il s'est développé inégalement, en français, en italien, en espag-nol, en anglais, en allemand, etc. Le nom en puissance dans ce système évolue dans le sens de la pure représentation de notion. C'est quelque chose à la fois de très abstrait et de très défini. Aussi le nom parvenu à ce terme, il met un temps assez long ày parvenir, déborde-t-il régulièrement, non plus certaines, mais toutes les conceptions momentanées dont il peut être l'objet dans le discours. Nécessairement, le système

LE PROBLÈME DE PENSEE DONT LARTICLE EST SOLUTION 14) 65

édifié d'après ce principe est moins simple que le précédent : sa définition théorique comporte la prévision de plusieurs valeurs opposables que, pour plus de commodité dans le chapitre suivant nous aurons à les reprendre, nous figurerons par un symbole, savoir : une valeur *1 pour tout ce qui déborde la représentation d'objet (correspondance en français moderne : le, la^ les) ; 2" une valeur *u pour tout ce qui coïncide avec la représentation d'objet (correspondance en français moderne: un et des); une valeur *Au, pour ce qui devrait être représentation d'objet, mais manque pour cela de forme (correspondance en français moderne: du^ de la) ; une valeur *0 pour les emplois qui résistent au système *1, *u, *Au (correspondance en français moderne : l'article zéro dans la mesure il s'est défini: cf. §§ 131 et 204).

Ces quatre valeurs *1, *u, *Au, *0 restituent les thèmes communs de tout système d'article qui se fonde sur Vidéalilé du nom en puissance. Elles représentent ce que chaque système de ce type serait, n'était le traitement qu'il subit de par l'action contingente de la langue.

On est ainsi ramené à la forme d'exposition courante en gram- maire comparée : un thème restitué en regard duquel figurent des traitements correspondants, attestés à dates diverses dans une ou plusieurs langues. Ce qui ne peut surprendre si l'on considère la remarquable analogie qui existe, mutatis mutandis, entre une question de sémantique formelle et une question de phonétique. La sémantique formelle traite des attitudes intellectuelles adoptées par un sujet pensant à l'égard d'une partie de la langue ; la pho- nétique, des attitudes physiques prises par un sujet parlant à l'égard d'un son. Le parallélisme est évident.

CHAPITRE IV

LA DOMINANCE ET LA RÉSISTANCE DANS LE SYSTEME DES ARTICLES FRANÇAIS

§ 15. Tout système linguistique suppose un équilibre entre domi- nance et résistance. Application du principe à l'analyse du système des articles français. Prévision de divers états de système. Le degré de la résistance : fort ou faible. Corrélation entre la résistance faible et l'alternance d'article dans un même emploi.

Tout système linguistique se fonde sur le jeu simultané de ten- dances contraires qui, très généralement, peuvent être groupées en deux catégories : la dorninance et la résistance. C'est l'équilibre, sans cesse renouvelé, entre la dorninance et la résistance qui permet au linguiste la considération statique, autrement dit l'attitude intel- lectuelle du synchroniste (v. Ferdinand de Saussure, Cours de lin- guistique générale, p. 117).

En matière d'article, la dominance consiste dans l'application naturelle du principe que toute représentation nominale momenta- née est par définition différente de la représentation nominale per- manente dont elle est précédée dans l'esprit.

Quanta la résistance, elle est d'ordre plus contingent, et tire son pouvoir du fait que, nonobstant le principe, certains noms, soit en raison de leur nature, soit en raison de leur emploi, peuvent offrir à l'esprit une représentation nominale momentanée pratique- ment égale à la représentation nominale permanente. Ainsi soleil en emploi peut paraître ne signifier rien de moins que soleil avant emploi.

Ces conditions générales déterminées, une prévision approxima-

68 CHAPITRE IV

tive des divers états de Tarticle français n'est rien d'irréalisable. Il faut s'attendre à rencontrer plusieurs systèmes successifs relative- ment durables, conditionnés chacun par des résistances détermi- nées, dont il est possible de se faire une idée par avance d'après la nature même de la dominance.

Deux degrés dans la résistance doivent être envisagés : l" le degré fori^ par lequel un type défini de nom ou d'emploi de nom refuse absolument de se soumettre à la dominance, ce qui se tra- duit, pour ce type, par la nécessité de l'article zéro ; 2** le degré faible^ qui se manifeste plus tard, et montre un état de langue l'avantage en des conditions abstraitement semblables * appartient tantôt à la dominance tantôt à la résistance : de sorte qu'on a en regard d'un seul et même emploi non pas une forme, mais une alternance de deux formes.

La suite de ce chapitre montrera quelle place importante tiennent ces formes alternantes dans l'histoire de l'article, et aussi combien étroite est la correspondance entre le traitement attendu d'après les vues théoriques exposées ci-dessus et ce qui se réalise en effet dans la langue française.

§16. Résistances qui affectent le thème d'extension (*1). Tableaux synchroniques du système (dates très ancienne, ancienne et moyenne, moderne).

La dominance particulière à ce thème est que le nom en effet, si étendu soit-il, n'est jamais si étendu que le nom en puissance ne le déborde. Conséquemment, d'après cette dominance, on attend l'article partout. Aucune extension, si considérable fût-elle, n'en devrait être exempte.

Mais il faut tenir compte de la résistance, aujourd'hui presque abolie, qui s'est exercée activement aussi longtemps qu'elle a trouvé dans l'état du nom en puissance (état variable, ainsi qu'il a été indiqué : § 14) des conditions suffisamment favorables.

C'est en effet vers le xvii® siècle seulement que le nom en

1 . On ne saurait perdre de vue que des conditions abstraitement semblables ne sont pas des conditions absolument semblables : il faut tenir compte en effet d'impressions souvent très fugitives auxquelles est soumis le sujet par- lant. Il y a une partie concrète de la condition linguistique qui, d une manière générale, échappera toujours plus ou moins au linguiste. En l'espèce, c'est cette partie concrète et impressive qui fait pencher la balance tantôt du côté de la dominance et tantôt du côté de la résistance.

LA DOMINANCE ET LA RESISTANCE 16)

69

puissance atteint à cet état de notion pure qui le caractérise aujourd'hui. Jusque-là, il ne dépasse guère en abstraction la simple idée générale plus ou moins imagée. On conçoit que, dans ces conditions, il y ait lieu de prévoir le traitement zéro pour tous les noms qui atteignent en emploi au même degré de généralité.

Ainsi s'explique qu'à date moyenne encore, ne prennent pas nécessairement l'article les noms qui, par nature, offrent avant emploi et en emploi la même étendue conceptuelle, savoir : les noms d'êtres uniques concrets, tels que terre^ enfer^ paradis, ciel; les noms d'êtres uniques abstraits, tels que vérité, beauté, gran- deur ; les noms propres de lieux : France, Espagne, Cham- pagne, Seine; 4** les noms de peuples pris généralement : Sarra- zins. Anglais.

Le même effet de résistance se marque (peut-être un peu plus faiblement) pour les noms d'êtres multiples employés dans un sens très général. Gela est à ce que, dans ce cas, le nom effectif, en raison de sa grande étendue, peut ne pas être débordé par la généralité du nom en puissance. Ex. : Par sa beltét dames li sont amies (Roi., 957).

Le tableau ci-dessous offre une vue synchronique de l'article d'extension à date très ancienne.

Date très ancienne.

ÉTAT

du

nom en puissance

TRAITEMENT DU NOM EN EFFET II

Noms d'êtres ^ uniques concrets

Noms d'êtres uniques abstraits

en

il

o 3

Noms de peuples •^ pris dans un sens général

Noms d'objets ^ multiples pris dans un sens général

le 6

ai O m

m

7

Valeur de simple idée générale conçue d'une façon plutôt concrète.

0

0

0

0

0

0

le

Exemples :

COLONNES 1, 2, 3, 4, 5, 6: V. pp. 70 et 71 ex. du tableau suivant. COLONNE 7 : li Deo inimi (Eut, 3) ; la polie (10).

70

CHAPITRE IV

Mais le système ne reste pas tel. A mesure que e nom en puis- sance se rapproche de Tétat dépure notion, il tend de plus en plus à déborder même les noms ayant ou prenant valeur d'idée générale. A un moment donné, ce débordement des types résistants peut, au gré d'impressions extrêmement fugitives, se produire ou ne pas se produire. On a alors en regard de tous les emplois auxquels pri- mitivement répondait la forme zéro, deux formes sujettes à alter- ner : 0^ le.

Le système ainsi modifié se présente comme suit.

Date ancienne et moyenne.

ÉTAT

TRAITEMENT DU NOM EN EFFET i 1

i3 <»^

l!l

bjets

em

nsun

éral

22 «

M

du

d'ê

que cre

d'è que trai

2 ^

o c c

^i|i

2 c

.2 -a -2

nom en puissance

Noms uni con

Noms uni abs

o

1"

Ex ter

faibles

min

1

2

3

4

5

6

7

Valeur d'idée générale

conçue de façon moins

Ofle

Ofle

Oj le

01 le

01 le

le

le

concrète qu'à date

ancienne.

Exemples :

COLONNE 4 : quant soleilz esclarcit {Voy. Charlem., 383). Soz ciel nen at plus encriéme félon [Roi., 1216). Contre le ciel vait la more ter- nant (1156). Le xvi« siècle est le terme approximatif de l'état d'alter- nance. Ex. : Voila comment Terre et Ciel font effort [Marg. de la Marg. IV, 14. B., II, 388), A cette époque, il faut pour maintenir le traite- ment zéro une forte personnification.

COLONNE 2 : Parti de mal et a bien aturné Voil ma chançun a la geni faire oïr (Chanson pour la croisade, xii« siècle). Kar ki pour lui lerad la richeté, Pur voir aurad parais conquesté (Ib.). Le xvii^ siècle est le terme approximatif de l'état d'alternance. C'est l'époque (1664) Corneille corrige le vers 176 de Mélite : ce quAmouT dans le cœur peut seul lui imprimer en ce que Vamour au cœur, etc. 2,

1. Partout le traitement comporte une alternance, la forme indiquée la première est celle qui est en décroissance.

2. Un petit fait intéressant au point de vue théorique est le sentiment du grammairien Maupas touchant l'alternance 0/le devant les abstraits. Il la jus- tifie pleinement : « Es propos il n'y a point d'interest à les prendre définis

LA DOMINANCE ET LA RESISTANCE (§16) 71

COLONNE 3 : Plaindre podons France dolce, la bêle {Roi., 1695). Si Ven conquis et Peitou et le Maine (2323). Le xvi« siècle est le terme approximatif de l'état d'alternance. Ex. : Le Roy a escript à VEmpereur que le passage lui était seur par Tràce pour aller en Flandre (Dol., Man. Trad., p. 26. B., II, 389). Gens qui avaient gagné place au Paradis de la France (Aub., II, 261, B. II, 389). Lot s'est rendu plus fier que rivière du monde (Théop. I, 220. B., III, 425). Le long de la Gironde, de la Garonne, du Lot, du Tarn (Paliss., 58. B., II, 389). De même que pour les abstraits la personnification consolide le traitement zéro.

COLONNE 4 ; Vers Sarrazins reguardet fièrement Et vers Franceis et humle et dolcement [Roi., i 163). Vint as Franceis, tôt lor at acontét (1038). Jo ai vedut les Sarrazins d'Espaigne (1083). Le xv» siècle est le terme approximatif de l'état d'alternance. Ex. : Et Jehanne la bonne Lorraine, Qu'Angloys bruslèrent à Rouen (Villon, Gr. Test., 41).

COLONNE 5 : Par sa beltét dames li sont amies (Roi., 957). Fers et aciers, i deii aveir valor (1362). Saint Paredis vos est abandonanz, ÂB innocents vos en serez sedant (1479-80). En paredis, entre les glorios (2899). Cunte ne duc ne li roi coroné Ne se poent de la mort desto- lir (Chanson pour la croisade, xii« siècle). Traiter et envieus Sunt de moi nuire curieus (Rose, 4058). - Le xvi* siècle est le terme approxi- matif de l'état d'alternance. Ex. : Tabourins a nopces sont ordinairement ia<^«z; tabourineurs bien festoyez (Rab. II, 324).

COLONNE 6 : Cordres at prise elles murs peceiiez [Roi., 97). Covert en sont li val et les montaignes Et li lariz et trestotes les plaignes (1084-85). Les renges d'or li bâtent josqu' as mains (1158). Sur X herbe verte puis Val soéf coelchiét (2175).

COLONNE 7 : Dient plusor : ço'st li defînemenz (1434). Li emperédre at fait soner ses corz (1796).

REMARQUE. Dans la Chanson de Roland, le traitement zéro des noms communs déterminés par nom propre (col. 1) : reis Marsilies reine Rramimonde, alterne avec le traitement le des noms communs strictement limités (col. 7) : li reis Marsilies, la reine Rramimonde. A l'époque l'alternance devait avoir quelque valeur sémantique. L'ar- ticle zéro était sans doute un moyen de faire ressortir davantage le titre.

Les choses restent en cet état (avec toutefois une décroissance assez rapide du traitement zéro) jusqu'à la langue moderne. A partir de ce moment, le système revêt un autre aspect. Le nom en

ou non, aussi pouvez-vous y employer articles définis ou non, et de tels y en a plusieurs, notamment des choses dont l'essence ne gist point en matière corporelle, ains en intellectuelle : Noblesse provient de vertu ou la Noblesse provient de la. vertu » [GrAmm., p. 112).

72

CHAPITRE IV

puissance existe dans l'esprit à Tétat de pure notion^ et il n'est plus de sens généraux qu'il ne déborde. Il en résulte une disparition complète de l'article zéro en tant que valeur d'extension et, par conséquent, en regard d'un même emploi, la cessation de toute alternance.

On aboutit ainsi à l'état actuel de la langue le traitement zéro extensif ne subsiste plus que dans quelques expressions archaïques conservées à peu près uniquement pour leur singularité de style (les proverbes, par exemple).

Date moderne.

ÉTAT

du

nom en puissance

TRAITEMENT DU NOM EN EFFET 1

Noms d'êtres - uniques concrets

Noms d'êtres ** uniques abstraits

Noms de peuples w pris dans un sens général.

Ne pro de 1

II

S

4

)ms près ieux

ii

a

5 0

Noms d'objets multiples em- ployésdansun sens général

.2 c

M B

G «

w S

7

Extensions faibles {déter- mination)

Valeur de notion pure

le

le

{es

le

le

M

■1

Exemples :

COLONNES 1, 2, 3 : Y. la suite de l'ouvrage, notamment §§ 25, 26 et 126.

COLONNE 4 : Pour la répartition qui s'est opérée dans le groupe des noms propres de lieux, se reporter au § 184,

COLONNE 5 : Il faut excepter de ce traitement certains noms de ville qui s'étant ressentis à date ancienne de l'alternance Ojle ont fini par garder l'article, lequel a du reste perdu toute valeur formelle et fait à présent partie intégrante du nom : Le Mans.

COLONNE 6 : Cf. § 127.

COLONNE 7 : Cf. §§ 55 à 86.

COLONNE 8 : Cf. §§ 116 à 124.

§ 17. Résistances qui affectent le thème de relief (*u, *Au). Tableaux synchroniqnes du système (dates très ancienne, ancienne et moyenne, moderne).

La dominance est de même principe que pour le thème d'extension. Le nom qui ligure momentanément une chose en

LA DOMINANCB ET LA RESISTANCE 1 7)

73

relief est un nom rétréci aux dimensions d'un objet, et par consé- quent infiniment moins étendu que la notion potentielle répondante dans l'esprit. On s'attendrait, dans ces conditions, à trouver l'article partout. Mais de même que précédemment, il faut tenir compte de la résistance. Toutefois celle-ci est beaucoup plus précaire que dans le thème d'extension.

Cette précarité est apparente surtout au singulier la résistance n'est largement attestée qu'à date ancienne, pour la période relati- vement courte le nom en puissance, à peine orienté vers l'état de pure notion, garde encore certaines qualités d'image concrète qui dispensent d'en accroître le relief dans les emplois effectifs.

Pour cette période originelle, le traitement d'usage courant dans tous les emplois, c'est zéro. De très bonne heure, toutefois, on com- mence de rencontrer l'alternance Ojun.

Le tableau ci-dessous résume l'état de choses à date très an- cienne.

Date très ancienne.

ETAT

du nom en puissance

TRAITEMENT DU NOM EN EFFET 1

Représen -

tation unitaire de relief

intense

1

Représen- tation unitaire de relief moyen ou faible 2

Représenta- tion unitaire dont le .re- lief est ac- cru par une pluralité interne 3

Représen -

tation en relief d'objets multiples

4

Représen- tation en relief de choses sans forme

5

A peine orienté vers l'état de notion pure, il garde encore des qualités d'image concrète.

Ojun

0

un\

0

0

Exemples :

COLONNE 1 spede (22). COLONNE 2 COLONNE 3

Bel avret corps, bellezour anima {EuL 2). ad unt

V. p. 74, exemples du tableau suivant.

Cf. Darmesteter, Cours de Gramm. hist. de la lang. fr., § 136 : uns espérons, uns sollers, unes chances, etc. COLONNE â : V. p. 75, ex. du tableau suivant. COLONNE 5 : V. p. 76, ex. du tableau suivant.

74

CHAPITRE IV

On ne saurait trop faire remarquer combien un tel système est appelé à devenir précaire à bref délai, pour peu que le nom en puissance ait une tendance naturelle à prendre valeur de notion pure. En effet bien avant cet état, et dès que le nom en puis- sance s'est acquis quelque généralité, la représentation momentanée d'objet, à cause de son étroitesse, ne peut manquer de former contraste avec la représentation permanente qui existe au fond de Tesprit.

Aussi le système des articles ne tarde-t-il pas à prendre l'as- pect suivant qui représente l'état de choses à date ancienne et moyenne.

Date ancienne et moyenne.

ÉTAT

du

nom en puissance

TRAITEMENT DU NOM EN EFFET

Représen -

tation

unitaire

de relief

intense

1

Représen -

tation

unitaire

de relief

moyen

ou faible

2

Représenta- tion unitaire dont le re- lief est ac- cru par une pluralité inlern© 3

Représen -

tation en relief d'objets

multiples

4

Représen -

tation

en relief

de choses

sans forme

5

Nettement orienté vers l'état de notion pure, il garde encore quelques quali- tés concrètes en voie de déclin.

un

0/un

uns

01 des 20 de/des

O/du 2\deldu

Exemples :

COLONNE 1 : En sa main tint une vermeille pome {Roi. 386). Laciét en som un gonfanon lot blanc (1157). Mais c/'une chose vos sui jo bien guaranz (1478),

COLONNE 2 : De cest message nos avendral grant perte (335). Li- verrai lui une mortel bataille [Ç)^^). Oriolanz enhSiUt solier sospirant prist à lermoyer (Chans. S. Germ. 65, v». B., I, 234). En un vergier lez une fontenelle {Ib. 65, v«. Ib.). Dansla Chanson de Roland, on aperçoit assez souvent la cause du traitement zéro. Ce peut être notamment : !• le sentiment d'employer une expression toute faite, ex. : De Sarrazins podrons bataille aveir (1007) ; la concurrence faite à l'article par cer- tains mots, tels que altre, ex. : Altre bataille lor livrez de medisme (592) ; la concurrence faite à l'article par l'idée de quantité, ex. : Molt

LA DOMINANCE BT LA RESISTANCE l7) 75

grant eschiec en ont si chevalier (99) ; Si grant doel ai ne puis muder nel plaigne (834) ; le contact de la négation, ex. : En la cilét nen at remés paiien (101) ; le sentiment que le nom prend valeur d'attribut, ex. : Par tels paroles vos resemblez enfant (1772) ; le sentiment qu'il y a hypothèse, ex. : Maie chançonya chantéde n'en seit (1014). Hor- mis ces cas, on n'use guère de l'article zéro, et le traitement un est bien près d'être normalisé. Ex. ; Franceis apèlet, un sermon lor at dit (1126). Desoz un pin, delez un aiglenlier. Un faldestoel i out fait lot d'or mier (114-5). Au surplus, il convient de remarquer que le sentiment d'hypo- thèse est de toutes les causes du maintien de l'article zéro, avec valeur un, la plus durable. Ex. : Or ceste beste est de telle nature, que ce qu'elle tient, soit homme ou beste, quand elle voit qu'il ne se remue plus, elle le laisse là, cuidant qu'il soit mort (Comines, Mémoires, LXVII). Il me fas- cheroit fort d'espouser personne qui nefust pas de ma religion (Marg. de Val., Mém., 24. B., II, 393). Encore actuellement, dans le cas d'hypo- thèse, le relief reste parfois assez faible pour que zéro réponde mieux au sentiment intime que un. Ex. : Jamais race (les Bretons) ne fut plus im- propre à l'industrie, au commerce (Renan, Souv. d'enf., II, 2). Toute l'histoire de sa vie se résumait dans ces deux mots : soit chance ou adresse, si étroite que fût la grille, le méridional avait toujours passé (Daudet, N. Roum., IV).

COLONNE 3 : Il avoit une grande hure plus noire q'une carbouclée et avoit plus de plainne paume entre deus ex, et avoit unes grandes Joes et on grandisme nés plat, et unes grans narines lées et unes grosses

lèvres et uns grans dens, et estoit cauciés d'un housiax et d'nns sollers

et estoit afulés d'une cape à deux envers (Auc. 24, 16-22. B., I, 235). Cet article uns semble s'être maintenu dans la langue assez longtemps devant certains noms qui se liaient dans l'esprit à une impression de pluralité interne (p. 77). Palsgrave donne (p. 182 et suiv.) une longue liste de ces noms. Citons parmi eux : unes belances, unes chausses, unes descrottoyres, ungz degrez, unes endentures, unes estoupes, unes /îan- sayes, unes forceps, unes lunettes, unes nopces, unes obsèques, unes orgues, unes verges.

COLONNE 4 ; Alternance 0/rfes. Dans la Chanson de Roland, c'est le traitement zéro qui domine. Ex. : sor pailles blans siédent cil cheva- lier (110). Ceignent espédes de l'acier vïeneis. Escuz ont genz, espiez valentineis Et gonfanons blans et blois et vermeilz (997-99). Mais on trouve des, avec valeur quantitative rattacher au thème *Au) devant les choses qui font masse. Ex. : Et des chevels mon seignor saint Denise (2347). Et puis si prist des flors et de Verbe fresce et des fuelles verdes {Auc. 26, 13. B., I, 235). J'ai des deniers, J'ai de V au maille {Rose, 11634. B., I, 342). Le xv« siècle est le terme approximatif de cette alter-

76

CHAPITRE IV

nance : Bivière, fontaine et ruisseau Portent en livrée jolye Goultes d'argent d'orfavrerie, Chascun s'abille de nouveau. Le temps a laissié son manteau (Charles d'Orléans, Rondeaux). Alternance de/des. Elle prolonge et renouvelle la précédente. Ex. : Croire lor fait qu'il ont d'amis {Rose, 5108. B., I, 342). Le Jeune homs et sa femme ont bien prins de plaisances et delectacions (Joyes 26. B., I, 464). Ce traitement de est en concurrence avec des qu'on trouve même devant les adjectifs. Ex. : Si manda ce roy à Eleazar quil lui envoyast des sages hommes du peuple des Juifs (Ch. de Pisan, Hist. de Ch. V, 28, 19. B., I, 463). On en relève

encore quelques exemples au xvii® siècle : Adieu, belles rostisseries

fay veu fumer d'aloyaux (S* Am., I, 217. B., III, p. 433)... il y Avait de croix à la façon qu'on voit à celles de par deçà (Guy., Div. leç., T, 26. B., III, 433).

Toutefois, dès cette époque, une répartition s'opère : de se placera devant les adjectifs et des devant les noms. Pour Vaugelas « c'est une reigle toute vulgaire, mais essentielle. Au nominatif et à l'accusatif de se met devant l'adjectif et des devant le substantif, il y a d'excellens hommes, et il y a des hommes excellens » (II, 6). Çà et cependant l'emploi de des persiste : Des grosses larmes lui tombent des yeux (Sév., IX, 532). V. plus loin la cause profonde de cette répartition (p. 81)*

COLONNE 5:1» Alternance 0/du. Elle existe dans la Chanson de Roland. Ex. : Del rei paiien en at oût granz dons, Or et argent, pailles et ciclatons (845-46). Del sanc lodat son cors et son visage (2276). Et plus tard dans le moyen français : aucuns y mettent du gruyau. Item, en lieu d'uille, aucuns y mettent beurre (Mén. de Par., II, 144. B., I, 463). Mais à cette date, elle est déjà rare, du moins dans les phrases affir- matives. C'est dans les phrases d'intention négative (sans les particules pas ou point * ) qu'elle paraît avoir duré le plus longtemps. Ex. : Fay grande enuye d'en dire bien [Heptam., 521. B., II, 391). Il a juré qu'il ne mangeroit jamais -pin ni boiroit vin (H. Estienne, Conf., p. 50. B., II, 391). Alternance de/du. Elle prolonge et renouvelle la précédente. Ex. : Jehan de Paris fit porter au roy d'Angleterre, en grans plats d'or, de viande de toutes sortes et vin a grant foyson [Jeh. de Paris, 43-4. B., I, 464). Jehan de Paris envoya au roi d'Angleterre de viande toute chaulde (//)., 48. B., I, 464). Celui alla dire que l'on vouloit servir de vin {Ib., 106. B., I, 464). Faictes prendre de la lessive (Mén. de Paris, II, 66. B., I, 463). Mettre du sel et de Vuile ...et mettre de Vuile d'olive dessus en karesme {Ib., II, 143. B., I, 463). Donnez leur de cliquaille Et ils vous sauueront (Ch. hug., 129, avant 1555. B., II, 391). Tu boiras

1. Lorsque la phrase d'intention négative renferme ces particules, le trai- tement de est régulier. Ex. : lui dyst qu'il ne se donnast point de melencolie et qu'il n'avAit logé que de ses amys (Loy. serv., 287. B., II, 391).

LA DOMINANCE BT LA RESISTANCE 17) 77

d'eau ou vin poussé (Farce joy. et recr.^ 23. Pic. et Nyr., 164. B., II, 391). Nous auions de la bière ; De fromage et de pain (Chanson de 1583, Ler. de L., II, 395. B., II, 391).

Au XVII® siècle se produit la même répartition qui a déjà été signalée pour de et des. Devant l'adjectif, on met Je, ex. : d'excellent vin; devant le substantif, du, ex. : dVLvin excellent. Tel est encore l'usage à présent. En ce qui concerne la cause profonde de cette répartition v. les déve- loppements qui suivent (p. 78).

Dans le système présenté par le tableau ci-dessus plusieurs choses méritent de retenir rattention.

1* L'article uns. Cet article représente un procédé aujourd'hui disparu qu'on pourrait appeler le pluriel interne, et qui consiste à tenir pour unité mentale certains ensembles de choses dont l'esprit possède une image permanente, quitte à indiquer par le signe de pluriel s qu'à l'intérieur de cette unité mentale il y a plusieurs objets. C'est ainsi qu'on a dit: unes corner (cf. Clédat, Gramm. e/em. de la V. lang. fr., p. 192) pour traduire que l'image qui s'élève du fond de l'esprit au prononcé du mot cornes est une image com- plexe où il y a deux cornes.

On voit par que l'article uns, en tant que procédé, porte nettement sa date. Il ne pouvait exister qu'à une époque le nom en puissance conservait un caractère suffisamment descriptif. Il a par conséquent disparu le jour l'image permanente du nom se fut dépouillée de toute qualité concrète.

Au surplus, il y a lieu de faire remarquer que l'article Hrt5 consti- tue un renouvellement, assez inattendu à cette date, d'une ancienne catégorie indo-européenne, le duel, dont l'intention est pareille- ment descriptive. Le duel note une impression de symétrie éprou- vée à la vue de deux objets semblables.

2^ L'article un, presque régulier au singulier, alors qu'au plu- riel, dans les mêmes conditions, on continue de préférer à l'article des, déjà existant, le traitement zéro. Ce fait, assez surprenant à première vue, s'explique sans difficulté. Si au pluriel le traitement zéro se montre plus durable qu'au singulier, cela tient à ce que la vision de plusieurs choses, surtout lorsque le nombre en est indé- fini, offre à l'esprit, par comparaison avec la vision d'une chose unique, une forme de bien moindre netteté 13). Le relief se trouve ainsi sensiblement diminué, et il y a moins de nécessité de procéder par l'article à la correction du nom en puissance. Tant

78 CHAPITRE IV

que celui-ci garde un minimum de qualités concrètes, il peut être employé tel quel.

Les traitements successifs {et à une certaine époque alter- nants) 0, de, du, pour les noms de choses sans forme. Pour rendre raison de ces trois traitements, il suffit de marquer trois degrés successifs du nom en puissance : initial, moyen et final.

Au degré initial, le nom en puissance possède des qualités d'image concrète. On en exprimerait à peu près la valeur lorsqu'il s'agit d'un nom comme pain, en disant qu'il éveille dans l'esprit l'idée d'une certaine quantité. Or, c'est précisément l'étendue recherchée dans l'emploi que la langue moderne noterait par : man- ger du pain. On conçoit aisément que dans ces conditions il suffise d'employer le nom tel quel, sans la correction de l'article : man- gier pain.

Au degré moyen, le nom en puissance est déjà bien moins con- cret. Pour se faire une idée approximative de sa valeur, il faut le comparera une idée générale (p. 69), telle que celle que nous expri- mons quand nous disons, sans aucune application particulière : « le pain. » Dans une idée de ce degré, il n'existe plus aucun sentiment de quantité. Or l'idée de quantité fait partie de l'emploi qui, aujourd'hui, serait : manger du pain. C'est dire que le nom en puissance, parvenu au degré moyen, ne peut plus y figurer tel quel. Il lui manque précisément ce dont l'emploi ne saurait se pas- ser. Aussi une retouche s'impose-t-elle, qui s'opère par l'article de (en disant u article», nous ne pensons ici que la fonction), dont le rôle en ce cas est de marquer la transition entre un nom trop géné- ral pour indiquer la quantité ei tin emploi trop particulier pour que cette indication n'y existe pas.

Le degré final offre un état du nom en puissance encore plus abstrait. Sa valeur n'est plus celle d'une simple idée générale comme : (f le pain », mais celle de quelque chose de plus ample encore, qui, dans le présent ouvrage, est nommé notion pure 16), et dont le trait essentiel est de déborder par son étendue toutes les représentations momentanées réalisables par le langage.

Dans ces nouvelles conditions, l'esprit, pour aboutir au sens effectif, est obligé de recourir à une double transition. Un premier mouvement, opéré à l'aide de l'article le, le portera de la notion pure à l'idée générale : « le pain » ; et un deuxième mouvement, auquel répond l'article c?e, lui servira à réduire cette idée générale aux dimensions de l'idée quantifiée : « du pain. »

LA DOMINANCE ET LA RESISTANCE 17) 79

Tel est le procédé moderne. Le nom en puissance est d'un degré trop abstrait pour qu'on puisse atteindre au relief concret (quanti- tatif) des choses sans forme par la seule transition de.

Il existe, toutefois, un emploi cet article de s'est conservé. C'est devant l'adjectif. Ainsi l'on dira : Boire du vin excellent, mais : boire d'excellent vin. Encore que le fait, à première vue, puisse paraître déconcertant, il s'explique sans difficulté. Le prin- cipe à retenir, et qui justifie tout, c'est que si V adjectif précède le nom^ la transition inscrite dans la langue par Varticle ne com- mence qu'à partir du moment d'application de V adjectif au nom.

Pour fixer les idées sur ce point de théorie, établissons une com- paraison, en ce qui touche le procédé mental, entre du vin excel- lent et d'excellent vin.

Soit le premier exemple : du vin excellent. Les choses se passent comme suit. L'esprit part de la notion pure : « vin. » Par une première transition, à l'aide de l'article /c, il forme l'idée générale : « le vin », et par une seconde, notée par l'article de (p. 78), il réalise l'idée quantifiée : « du vin. » Après quoi, c'est-à-dire quand les deux transitions ont eu lieu, l'adjectif excellent intervient et s'applique au nom.

Soit à présent le second exemple : d'excellent vin . Abstraction faite de la valeur expressive, c'est une identité du premier. Mais Tordre des opérations est changé. Au lieu de finir, on commence par appli- quer au nom la qualité excellent. Or, comme cette qualité se rap- porte strictement à une certaine quantité de vin jugée meilleure, exceptionnelle, et pas du tout à l'idée générale : « le vin », il se trouve qu'au moment même de commencer la transition, cause de l'article, l'esprit, par l'application de l'adjectif, est brusquement mis en demeure d'éluder Vidée générale, autrement dit, de renoncer à la première transition qui a pour but de la former dans l'es- prit. Ainsi la seconde transition dont le signe représentatif est de subsiste seule. Telles sont les causes pour lesquelles on dit : Boire du vin excellent^ mais boire d'excellent vin. Peut-être voudra-t-on faire une objection d'un exemple comme : Je veux boire de Vexcel- lent vin qui est dans votre cave (v. Darmesteter, Gramm. hist. de la lang. fr., § 389). Ce ne serait que fournir aux principes ci-dessus définis une nouvelle occasion de prouver leur exactitude. En effet, dans l'exemple précité, l'idée générale n'est pas : « le vin », mais : « le vin qui est dans votre cave ». Or excellent ne s'applique à rien

80 CHAPITRE IV

de moins qu'à toute cette idée, qui ainsi n'est pas éludée par l'ap- plication de l'adjectif.

Ce point traité, il convient de ne pas passer sous silence la ten- dance sourde de la lang^ue moderne à rétablir le traitement du devant l'adjectif. Il est des cas, par exemple, l'on dira : du bon lait. L'emploi n'est pas, comme on pourrait le supposer, pure- ment analogique, mais sémantique : il répond dans l'esprit à un certain effacement de l'idée de quantité. I/expérience montre, en effet, que si cet effacement est complet, le rétablissement de l'ar- ticle du devant l'adjectif devient nécessaire. Ainsi Flaubert écrit à George Sand : Chère maître, bon comme du bon pain (cité par Nyrop, Gramm. hist. de la lang. fr., t. II, § 516). Il n'aurait pu écrire : bon comme de bon pain : le sentiment qu'il avait de sa langue s'y opposait formellement.

La raison de cette préférence pour la construction bon comme du bon pain (au lieu de bon comme de bon pain, qui représenterait le traitement normal) réside dans le fait que la phrase en question est une invite à se représenter une chose en qualité, mais pas du tout en quantité. Ce dernier point de vue est pour le moins indifférent, et on peut le négliger. Dans ces conditions l'adjectif cesse d'avoir un point d'application exclusif de l'idée générale^ et, ainsi, la cause de réduction de l'article disparaît.

La théorie explicative de l'article de (article réduit) dans d'excel- lent vin est également applicable, mutatis mutandis, à l'article de en dépendance de la négation. Si l'on dit : ne pas boire de vin, cela tient uniquement à ce que la négation, du fait qu'elle se trouve sur le plan du verbe boire^ n'est applicable qu'à partir de Vidée quantifiée. Dès lors cette forme d'idée devient, comme précédem- ment, le départ de l'esprit, et toute la phase supérieure de la transition, celle qui va de la notion pure à l'idée générale, se trouve exclue de l'opération mentale. Mais que la négation soit, au contraire, sur le plan d'un verbe qui appelle l'idée générale, l'es- prit « s'installera » dans cette idée, et l'article de fera place à l'ar- ticle le. C'est pour rester dans le plan du verbe aimer qu'on dira : Ne pas aimer le vin.

1. L'idée de quantité est incompatible avec une représentation très géné- rale, car la généralité suppose la perte de vue de toute quantité. Les effets de cette incompatibilité sur l'article cessent lorsque la représentation de qua- lité prévaut dans l'esprit sur celle de quantité. Il y a indécision, dans les cas moyens, qui tolèrent les deux états de l'article : de bon Uit, du bon Uit.

LA DOMINANCE ET LA RESISTANCE 17) SI

4" L'alternance de/des. Elle est de même principe que Talter- nance déjà étudiée de/du. La transition complète enferme deux phases : de la notion pure à Tidée générale : les ; de Tidée générale à Tidée quantifiée : de. Mais dans certains cas (les mêmes que pour l'alternance de/du) la première phase de la transition est éliminée. Il ne reste alors, comme article, que le signe de quan- tité de. Dans la langue actuelle, cette réduction de l'article des en de ne peut avoir lieu que dans les deux cas déjà déterminés pour l'alternance c/e/(/«, savoir: devant l'adjectif, ex. : de heaux fruits ; en contact avec la négation, lorsque le verbe se situe sur le même plan que l'idée quantifiée, ex. : ne pas manger de fruits. Lorsque le verbe négatif se trouve sur le plan de l'idée générale, on emploie l'article les^ ex. : ne pas aimer les fruits.

Tout ce qui a été dit sur le maintien intégral de l'article du singulier devant l'adjectif, lorsque l'idée de quantité se voile, est également valable pour l'article pluriel des *.

Le tableau suivant offre, en ce qui concerne le thème de relief (*u et *Au), une vue synchronique du système de l'article, tel qu'il s'est stabilisé dans la langue moderne.

1. M. Nyrop, dans sa Grammaire historique de la langue française (t. II, § 516), cite de nombreux exemples d'articles du et des devant l'adjectif.

Il met à part (t. II, § 515), avec raison, trois cas le maintien de la forme pleine (du, des) devant l'adjectif est de rigueur :

devant les mots composés : des bas-reliefs, des belles-mères, des petits- neveux, des chauves-souris, etc.

devant les groupes de mots l'adjectif, pour ainsi dire, fait corps avec le substantif, de sorte que les deux mots forment une seule expression. Ex. : Du petit lait. Du vif argent. Du menu bois. Du bon sens. Des beaux esprits Des gros mots. Des grands seigneurs. Des jeunes gens. Des petits noms (c.-à-d. prénoms). Des petits pois, etc.

3" dans les expressions abstraites. Ex. : Avec de la bonne volonté on vient à bout de tout (proverbe). De la bonne foi. De la mauvaise foi. De la vraie reconnaissance. De la pure folie. De la simple amitié, etc.

La nature de ces exemples confirme ce qui a été dit ici sur la cause du main- tien de l'article à forme pleine du, des devant l'adjectif. Cet article subsiste lorsque Tadjectif fait corps avec le substantif, parce qu'en ce cas l'adjectif est une partie d'une notion nominale permanente et, par suite, étrangère à l'idée de quantité.

La cause de non-réduction est la même en ce qui concerne le cas 3°. Les expressions que M. Nyrop appelle abstraites sont des expressions toutes faites, qui, comme toutes les expressions de cette catégorie, enferment une allusion à une conception générale 28, Rem. II, 3°), c'est-à-dire à une conception ayant dans l'esprit une existence permanente, indépendante de toute repré- sentation momentanée de quantité. Les conceptions permanentes sont essen- tiellement qualitatives.

82

CHAPITRE IV

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18) 83

Exemples : COLONNES i et2 : V. pp. 74 et 75, exemples du tableau précédent.

COLONNE 3 : Le traitement est celui qu'amène parfois l'hypothèse : Mais jamais portrait de femme (Maupassant, Nouvelles : Un portrait).

COLONNE 4 : V. p. 75, ex. du tableau précédent.

COLONNES 5 et 6 : V. pp. 75 et 81, ex. du tableau précédent.

COLONNE 7 : V. Nyrop, Gramm. hist. de la lang. fr., t. II, § 514-16.

COLONNES 8 et9 : V. pp. 76 et 80, ex. du tableau précédent.

COLONNE 40 : V. Nyrop, Gramm. hist. de la lang.fr., t. II, §514-16.

§ 18. Résistances qui, actuellement, semblent devoir tenir la domi- [nance en échec d'une façon définitive. Tableaux synchroniques du jystème (dates très ancienne, ancienne et moyenne, moderne).

C'est par ces résistances très fortes que s'est constitué lentement 'article zéro, qui, en tant que valeur définie, est une innovation ^de la langue moderne. Pour saisir complètement le mécanisme de ces résistances fortes, une étude détaillée est nécessaire, qu'on trouvera aux chapitres xvni à xxii. Pour le moment, il ne s'agit que de prévoir les principaux types résistants. D'après les vues théoriques précédemment exposées, ce doivent être les noms qui ont une tendance plus marquée à garder en puissance et en effet la même valeur, en un mot ceux que l'esprit est le moins capable de « différencier » ; c'est-à-dire, en fait, les noms le moins transportables et le moins extensibles. Par exemple : les noms propres per- sonne ; les noms de lieux, lorsqu'ils sont de forme ponctuelle (noms de villes) : la forme ponctuelle prive l'esprit de la « diffé- rence » d'étendue ; certains noms comme /lier, demain, qui, par rapport à la pensée actuelle, marquent une position stricte dans le temps et ne sont pas transportables à d'autres positions 182).

La prévision des autres types résistants serait également possible, mais comme elle entraînerait à des développements abstraits, et que, d'autre part, la question est traitée dans son détail aux cha- pitres xvin à XXII, le souci d'être bref autorise, croyons-nous, à n'en dire ici que très peu de chose. On se bornera à faire remarquer que les résistances fortes qui tiennent actuellement la dominance en échec se divisent en deux groupes : P le groupe des transitions annulées, cest-à-dire celle^î qui n'ont pas lieu, parce que le nom en

84 CHAPITRE IV

effet ne se sépare pas suffisamment dans l'esprit du nom en puis- sance ; 2" le groupe des transitions asymétriques, c'est-à-dire celui des noms qui reçoivent en eff'et une direction que ne pouvait attendre l'esprit d'après le nom en puissance 131).

C'est dans ce dernier groupe que se rencontrent les valeurs les plus intéressantes, et les plus fugitives de l'article zéro; et c'est aussi qu'à proprement parler, il y a innovation systématique moderne.

La résistance qui tient la dominance en échec dans le pre- mier groupe est de même principe que celle qui a maintenu pen- dant longtemps l'alternance 0/le pour les noms d'êtres uniques abstraits ou concrets. C'est par conséquent une résistance dans le système. Au contraire la résistance qui procède de l'asymétrie marque dans la langue la définition d'une valeur zéro, nouvelle par son principe même. C'est une résistance non plus dans le système, mais au système ^ .

Le tableau ci-contre présente trois degrés du système zéro : très ancien, ancien et moyen, moderne.

1. L'article zéro résiste au système des articles représentés, mais il fait partie du système de la langue. En thèse générale, son évolution est celle des formes fortes.

Tout moment dune langue présente des formes en système, dites formes faibles, parce qu'elles sont soumises aux dominances actuelles de la langue et des formes hors système, dites formes /bries, qui échappent à ces dominances.

Les formes fortes sont conservées dans la langue : par la force de l'usage; par le type phonique de la langue. La morphologie ne peut rien innover de contraire à ce type ; par l'originalité sémantique des radicaux auxquels se fixent les formes fortes (v. la conjugaison du verbe être dans l'ensemble des langues indo-européennes).

D'autre part, des forces novatrices tendent à réduire les formes fortes. Ce sont : l'analogie; la tendance à une organisation systématique de plus en plus abstraite. Ce dernier facteur est tout particulièrement important. Ses effets se marquent comme suit. Lorsqu'une forme forte s'ajoute à des radi- caux nombreux, il se crée parmi ces radicaux, des séries ayant des caractères communs. Ces séries de radicaux à forme forte s'opposent aux autres radi- caux à forme faible. Pour peu que cette opposition devienne suffisamment abstraite, elle se transporte du radical à la forme, ce qui fait entrer dans le système régulier de la morphologie une partie des formes fortes. Ce sont, dès lors, des formes fortes réduites.

A ce moment, il existe dans la langue deux groupes de formes sémantiquc- ment distinctes, mais matériellement semblables : des formes fortes réduites, devenues valables systématiquement; des formes fortes restées telles^ qui demeurent systématiquement non-valables.

Les choses en sont en ce qui concerne l'article français zéro.

On trouvera aux chapitres xviii à xxii une esquisse de définition de l'ar- ticle zéro. Dans cette esquisse, il n'est question que de l'article zéro, forme forte réduite ; l'article zéro, forme forte restée telle, n'est pas examiné. Ce dernier aspect relève étroitement de la grammaire historique : c'est un sujet de diachronie, qui ne saurait trouver place dans le présent ouvrage (p. 26).

LA DOMINANTE ET LA RESISTANCE

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86 CHAPITRE IV

Exemples :

COLONNES 1,2, 3, 4, 5 : cf. § 16.

COLONNES 6, 7, 8 : cf. § 17.

COLONNES 9, 10, 11, 12, 13 : cf. § 16.

COLONNES U, 15, 16 : cf. § 17.

CNLONNES 17, 18, 19, 20, 21 : cf. § 16.

COLONNES 22, 23, 24 : cf. § 17.

COLONNE 26 : Le traitement zéro étant presque général, Tindéfini- tion de sa valeur est complète (§§ 16 et 17.

COLONNE 26 : L'indéfmition se marque dans la Chanson de Roland pardes contradictions de traitement telles que : Un mort sor altre Sl la. terre jeter (1971). Voeillei o non^ a terre chiét pasmez (2220). Un faldesfoel i ou t fait tôt d'or mier (115). Ceignent espédes de V acier vïeneis (997). Quatre cenz inuls chargiez de l'or d'Arabe (185). Cependant dans l'ensemble, la tendance à réserver l'article zéro aux expressions qui présentent à l'esprit une unité sémantique est sensible. Ex. : Nen ont poor, ne de mourir dotance (828). Et dit al rei : « De quei avez pesance ? » (832). Deus ! se Jol pert, Ja n'en SiYT3ii eschange (840). Guenes li fel en at fait tradison (844). Paiien ont tort et chrestiien ont dreit (1015) . Bataille avrez, onques mais tel ne fut (1044) Jo vos plevis, tuit sont jugiét a mort (1058). Cil qui la sont nen deivent avoir blasme (1718). Ço dist liollanz : « Por quei me portez ire? » (1722). Charles li maignes de vos n'avrat aïde (1732). Por ceste espéde ai dolor et pesance (2335). Il en est de même aux xvi^ et xvii« siècles. Ex. : faire distinction, faire miracle, rendre combat, avoir temps, avoir loisir, avoir permission, faire guerre, faire oraison, faire récit, donner récit, donner victoire, rendre mal, rendre bien, dire raison, dire vérité (v. Darmesteter, Cours de gramm. hist. de la lang. fr., § 384).

COLONNE 27 : Dans la langue actuelle une définition plus rigoureuse des conditions de résistance qui justifient zéro a diminué le nombre de ces expressions sans article. Beaucoup d'entre elles qui étaient fort en usage au xvii*^ siècle ont disparu. D'autres se sont conservées. Ex. : perdre patience, prendre peur, avoir faim, avoir soif, trouver moyen, tenir tête, mettre fin, faire naufrage (§§ 132 à 145),

Un point de détail, mais important pour la théorie, est qu'il y a eu, en ce qui touche l'article zéro, non pas, comme on pourrait le croire, simple élimination progressive, mais dans toute la force du terme défi- nition. Si, en effet, le traitement zéro a été supprimé dans beaucoup de cas, par contre, dans d'autres, il s'est établi d'une façon plus définitive.

I

LA DOMINANCE ET LA RESISTANCE 19) 87

L'usage, aujourd'hui régulier, est de dire : faire justice^ avoir tort, avoir raison, servir de, prendre le nom de, rendre service. Or, on trouve ancien- nement : Livrez-le mei, fen ferai la justice [Roi. 498). Nous auons bien eu la raison de tous ces Valesiens {Sat. Men. 73. B. II, 394). Luy eust serui d'une chapelle ardente (S* Gel. II, 167. B., II, 394). Rendons lui du service (Corn., Veuve, I, 1).

NOTE. On a cru devoir laisser en dehors du tableau ci-dessus certains emplois, tels que les titres, les énumérations, les appositions, les attributs, qui, se trouvant placés dans des conditions spéciales, demandent un examen à part qu'on trouvera aux §§ 176 à 180,

§ 19. Article et déclinaison.

Le développement de Tarticle dans les langues indo-européennes coïncide avec Taffaiblissement de la déclinaison.

Ce fait général s'explique sans difficulté.

La déclinaison consiste à réunir dans un même nœud, pour ainsi dire, l'idée du nom et celle de la fonction du nom. Elle suppose une pensée impuissante à faire l'abstraction du second élément, et qui, à cause de cela, ne peut évoquer un objet sans, du même coup, apercevoir pour cet objet un thème d'action.

C'est une conception réaliste incompatible avec celle de notion pure.

Or^ la pensée, à mesure qu'elle se libère delà sensation, devient plus abstraite, et elle tend à faire de la notion pure son point d'ap- pui. A un certain moment elle a été ainsi amenée à consentir l'abo- lition de la déclinaison, le plus gros obstacle à une conception nominale purement potentielle.

D'après cela, on peut poser que c'est la disparition complète de la déclinaison qui ouvre dans la langue française « l'ère d'incons- ciente idéalité ».

CHAPITRE V

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA TRANSITION

SYMÉTRIQUE DU NOM EN PUISSANCE

AU NOM EN EFFET

§ 20. Caractère d'unité de la théorie de l'article. Les deux états nominaux, potentiel et effectif, et la théorie scolastique de la connota- tion et de la dénotation. Irréalité du fait logique aussi longtemps qu'on n'en a pas déterminé la variation psychologique. L'article dénonce le degré de réalisme Inconscient. L'idéalité du nom poten- tiel dans la langue française actuelle. La transition du nom en puis- sance au nom en effet. Caractère symétrique ou asymétrique. Le mécanisme de la transition symétrique.

La théorie de l'article repose tout entière sur le principe simple de la distinction entre le nom en puissance et le nom en effet. C'est parce que ces deux états nominaux sont sentis différents par Tesprit qu'il y a nécessité d'un signe pour les relier.

La question des états du nom dans la pensée a été jadis traitée, à un point de vue un peu différent, par les logiciens de l'École. Pour ces philosophes, la fonction des noms est double : ils dénotent un sujet ou une classe de sujets, et en même temps, ils impliquent, ils connotent un attribut. Les noms propres qui désignent seulement un sujet (Socrate, Paris), les noms abstraits qui désignent seule- ment une qualité (grandeur, vertu) ne sont pas connotatifs. Mais tous les noms qui désignent une classe par une qualité commune sont connotatifs.

90 CHAPITRE V

Cette distinction scolastique, tirée de l'oubli par Stuart Mill ^ qui y voit a l'une de celles qui entrent le plus avant dans la nature du langage » ^, émane évidemment d'un sentiment très net de la diffé- rence logiquement existante entre le nom prononcé dans le dis- cours, et chargé de porter à la surface de l'esprit pour un moment une vision singulière, censée ne pas devoir se répéter, et le nom dans la langue, dont le rôle est de garder au fond de l'esprit, sous la forme de notion unique, permanente, l'impression multiple des divers aspects de la réalité.

A en juger par le caractère hautement logique du principe sur lequel se fonde la théorie de l'article, il semblerait que ce signe dût exister dans toutes les langues et posséder dans toutes une valeur égale. Or, rien n'est, cependant, plus éloigné de la réalité.

Cette contradiction entre ce qu'on pourrait attendre en se fondant sur le pur raisonnement et ce qui se réalise effectivement, nous fait toucher du doigt, pour ainsi dire, le déficit de la logique "en matière de langage. Ce déficit consiste en ce que la logique doit abolir pour ses fins le fait psychologique ^, qui seul est réel, lorsqu'il s'agit des rapports du langage et de la pensée.

La logique en posant comme nécessaire la séparation du nom en puissance et du nom en effet opère une analyse que, psy- chologiquement, le peuple qui parle une langue peut fort bien ne pas faire. On conçoit même qu'il ne la fasse pas. Car ce ne peut être que par suite d'un très grand progrès et de l'esprit et de la langue que quelque chose d'absolument irréel comme une pure notion en vient à s'objectiver dans l'esprit, au point d'être senti par tout un peuple comme quelque chose d'assez ferme pour que la pen- sée s'y appuie et en fasse le départ de son action.

De ce progrès inconscient qui s'accomplit au fond de l'esprit, l'article est le témoignage. Son état de développement dans une langue permet de restituer Vétat du nom potentiel au plus profond de la pensée de ceux qui parlent cette langue.

Cet état du nom potentiel à l'intérieur de la pensée, si Ton peut s'exprimer ainsi, est un fait de la plus haute importance en ce qui

1. Elle figure encore dans la Grammaire de Port-Royal.

2. John Stuart Mill, Système de locjique déductîve et indaàtive, t. I. p. 30. trad. L. Paisse, Paris, 1909, 6* édit., Félix Alcan.

3. Ce ne serait, peut-être, pas mal définir la logique que de la représenter comme le terme extrême de la psychologie introspective, autrement dit la circonférence celle-ci vient mourir par perte de toute faculté de variation.

PRINCIPES DE LA TRANSITION SYMETRIQUE 20) 91

concerne la psychologie des peuples. Il nous renseigne sur ce qu'on pourrait appeler le degré de leur réalisme inconscient.

Là, en effet, la pensée accomplit ses démarches à partir de \a pure notion, c'est que le peuple virtuellement contemple Vidée; là, au contraire, les démarches de la pensée s'ordonnent à partir d'un horizon moins lointain, c'est que le peuple contemple davantage la chose même.

Il ressort de ces données que toute théorie sémantique de l'article doit commencer par une étude de l'état du nom en puissance, qui, comme il a déjà été démontré, varie selon le peuple et selon le temps.

A l'époque actuelle, le nom français potentiel consiste en une vue extrêmement abstraite de notion. Pour s'imaginer ce qu'il est au fond de l'esprit, il faut songer à la somme qu'on obtiendrait en rassemblant dans un nom tout ce qu'il peut désigner d'abstrait ou de concret, d'illimité ou de limité, de général ou de particulier. On obtient ainsi le sentiment de quelque chose de plus vaste, de plus profond que la réalité la plus étendue, quelque chose de transfini. C'est sous cette forme d'extrême amplitude que le nom s'est objec- tivé au fond de l'esprit : de sorte qu'actuellement, dans la langue française, pour obtenir un nom qui ait les dimensions requises par l'emploi, il faut rétrécir une vision primordiale plus étendue. Ce « resserrement » de l'idée nominale constitue la transition du nom en puissance au nom en effet, transition dont le signe est l'article*

Ceci en thèse générale, car lorsqu'on examine les choses de très près, des distinctions nouvelles s'imposent. L'article a deux aspects : zéro et l'état représenté. Il faut conclure de que la transition s'opère tantôt par l'intermédiaire d'un signe et tantôt d'une manière directe. On est ainsi amené à répartir les transitions en deux grandes catégories : les transitions symétriques, liées dans l'es- prit à l'état représenté de l'article, et les transitions asymétriques, auxquelles correspond la valeur zéro.

Les transitions symétriques sont celles qui ne font paraître dans le nom en effet rien qui ne soit pour ainsi dire selon la pente naturelle du nom en puissance.

Inversement, les transitions asymétriques sont celles qui s'écartent en quelque manière de cette disposition (pour la définition générale précise se reporter au § 131). Il existe en outre des transitions incomplètes et annulées (^§ 176 et 181).

92 CHAPITRE V

La transition symétrique du nom en puissance au nom en effet s'établit en français plus ou moins directement. On peut pas- ser sans rien d'intermédiaire, du nom potentiel au nom effectif. En ce cas si le nom effectif a sensiblement la même étendue que le nom potentiel, on emploie l'article le 125) ; mais si le nom effectif n'a qu'une moindre étendue, il tend à paraître en relief sur le fond d'idées formé par le nom potentiel, et pour dénoter ce relief, on se sert de l'article un.

Mais dans la plupart des cas la transition ne s'opère pas de façon si directe. On passe du nom en puissance au nom en effet en utilisant une vue interposée^ idée ou sentiment, qui provient du contexte. On se trouve ainsi en présence d'un système à trois élé- ments :

A^ : La vision interposée par le contexte, vision plus ou moins étendue ;

Aq : Le nom en puissance qui est « appelé » du fond de l'esprit par le reste de la pensée [ces deux éléments « jouent » ensemble dans la pensée : Ai est le passé momentané de l'esprit ; Aq le passé permanent]. B : Le nom en effet. Ce système fonctionne de la manière suivante : une première rela- tion tend à s'établir entre le nom en puissance (A^) et la vision interposée (AJ. Cette relation établie, la pensée abandonne son premier support, la projection du nom en puissance (A^), pour le support plus étroit de la vision interposée {A^). Ainsi au deuxième temps de la pensée, on a pour fond un espace moins grand que le nom en puissance et d'étendue extrêmement variable. Il peut être aussi petit que l'on voudra.

C'est sur ce fond, grand ou petite que le nom en effet se pro- jette. Ce qui donne de deux résultats l'un : ou le relief du nom projeté est quasi-nul, et l'image effective paraît se confondre avec le fond qui la reçoit ; ou bien, au contraire, le relief est accen- tué, et il s'établit une opposition entre le fond interposé et le nom effectif. Dans le premier cas, celui d'absence de relief, on emploie l'article d'extension le ; dans le second, celui du relief existant, on se sert de l'article un, et si le nom est un nom de chose sans forme, ou pensé tel, de l'article du.

Lorsqu'on reprend cette suite de mouvements psychiques qui ont abouti à poser des idées plus actuelles sur des idées moins actuelles y

PRINCIPES DE LA TRANSITION SYMETRIQUE *20) 93

mais non encore effacées dans Tesprit, on s'aperçoit que l'article le provient de ce qu'aucune opposition forte n'a eu lieu durant le changement de plans intellectuels qui constitue la transition du nom en puissance au nomen effet. C'est d'abord la vision interposée qui se mêle au fond formé par le nom en puissance; c'est ensuite le nom en effet qui se fond dans la vision interposée.

L'article un et l'article du, son substitut devant les noms de choses sans forme, marquent, au contraire, qu'au cours de la tran- sition une opposition est survenue entre le nom effectif et le fond sur lequel il se projette.

On pourrait représenter par un jeu de teintes appropriées l'effet des deux articles dans l'esprit. Pour l'article /e, on devrait indiquer en lointain un premier fond (idée nominale), auquel se superpose- rait un deuxième fond (vision interposée) plus proche et plus étroit, mais de teinte presque semblable ; puis viendrait le nom effectif, formant un troisième espace presque de même teinte que les deux premiers. D'où ce résultat qu'en définitive, par le mélange intime des teintes, il n'existerait plus qu'un seul espace, dont la teinte géné- rale insensiblement dégradée pâlirait vers le bord. Pour l'article un, les choses se passeraient pareillement, sauf en ce qui concerne le nom effectif, qui, au lieu de se confondre avec le fond sur lequel on le pose, y trancherait, au contraire, par une opposition de forme ou de couleur, c'est-à-dire, dans la réalité du discours, par une opposition d'idée ou de sentiment. L'impression définitive serait celle d'un espace teinté avec au milieu une tache plus foncée, for- mant relief.

Ces images de teintes tantôt fondues tantôt heurtées donnent une idée assez exacte de l'action de l'article dans l'esprit : le évite les oppositions, un les intensifie. Pour vérifier ces effets, point n'est besoin d'entrer dans le détail de la langue. L'examen, même super- ficiel, d'une description suffit à démontrer que l'article Ze s'emploie à la faveur d'une association d'idées facile, naturelle, et que si on le maintient un certain temps, il en résulte un sentiment de calme, un je ne sais quoi de contemplatif, de paisible et de recueilli (§§ 56 et 67).

L'article un, au contraire, est le signe par lequel se dénote tout ce qui est subit, les impressions courtes, heurtées, saillantes ; les détails rares, les bruits inattendus, les émotions saccadées (§§ 102 et 104).

94 CHAPITRE V

Autrement dit, l'article le établit une continuité entre les divers plans de la pensée, tandis que l'article un est le moyen dont on se sert pour indiquer quelque discontinuité entre eux. On verra par la suite que le sentiment du continu et celui du discontinu sont deux notes dont la langue française a tiré un merveilleux parti.

NOTE. Dans une théorie comme celle de l'article, on rencontre, à côté de difficultés de compréhension déjà considérables, une difficulté d'expo- sition, bien connue des linguistes, qui ont souvent à s'en préoccuper. Cette difficulté consiste en ce que des causes tendant vers des effets différents, réa- gissent les unes sur les autres jusqu'à l'établissement d'un état stable. Ceci oblige, si l'on veut suivre la chaîne ininterrompue de ce procès complexe, à marquer des résultats d attente, qui seront modifiés par d'autres causes pré- valentes jusqu'à obtention du résultat définitif. Autrement dit, tout l'exposé doit se subordonner à un ordre plus ou moins commode, déterminé unique- ment par la priorité des causes. Cet ordre, le présent ouvrage l'observe autant que possible par, la suite des chapitres. Dans l'ensemble, du vi« au ix', les résultats indiqués ont souvent un caractère provisoire. Plus loin, les articles tendent à devenir définitifs. Toutefois, pour la clarté de certains points, il n'a pas toujours été possible de s'en tenir à cet ordre d'exposition ; on a introduire nombre d'articles définitifs dans des chapitres qui, en principe, ne comportaient que la recherche d'articles d'attente. Afin qu'il n'en résultât aucune obscurité, on a recouru, au cours de toute l'étude, à un signe spécial (*), l'astérisque, placé devant les formes d'article, qui ne doivent pas être considérées comme acquises, la réaction du contexte étant à prévoir.

Au surplus, l'ordre d'exposition a été étudié pour que ce signe n'eût qu'un rôle infime à jouer dans la théorie. Telle qu'elle est présentée, on pourrait s'en passer. Si Ton a cru devoir le maintenir, c'est à titre d'indication com- plémentaire, visant à la clarté immédiate.

Ajoutons, pour en terminer avec cette question de priorité d'influences, quil existe une tendance marquée de l'article le à être définitif; au contraire l'article un est essentiellement provisoire.

CHAPITRE YI

LA FORME SPÉCIFIQUE DU NOM

§ 21. Il existe une résistance initiale à l'article qui est fonction de la forme spécifique du nom. Nécessité pour déterminer cette résistance de distribuer des noms en catégories ayant, à cet égard, des propriétés communes.

La forme spécifique du nom est celle qui se dessine dans l'esprit en dehors de tout contexte. Dans la réalité du discours, cette forme première est reprise par la forme pour emploi, qui procède du sens d'intention, et l'article, n'est rien autre que le résultat de rinteraction réalisée au moment de contact.

Il y a lieu, par conséquent, si l'on veut établir, dans son détail, la théorie de l'article, de posséder des notions précises non seule- ment sur la forme d'article que l'emploi exigerait, mais encore sur celle qu'il est en état d'exiger de la forme spécifique du nom : car celle-ci est un facteur de résistance non négligeable.

Les pages qui suivent ont pour objet de fournir ces notions pré- liminaires indispensables. Les noms y sont distribués en catégories selon leur pente naturelle, si l'on peut s'exprimer ainsi, vers tel ou tel article.

REMARQUE. La direction naturelle du nom vers un certain article, et cela dès Fétat de puissance, est peut-être le fait qui com- plique le plus la théorie. Elle y introduit un facteur de variation qui n'est appréciable qu'en gros. Car si l'on s'aperçoit très vite vers quel article un nom tend par nature, ce qu'on ne peut guère évaluer, du

96 CHAPITRE VI

moins précisément, c'est la force de cet élan initial. C'est cependant quelque chose qu'il y aurait le plus grand intérêt à connaître, puisque d'un peu plus ou d'un peu moins de résistance ou de consentement à l'impulsion du contexte peut dépendre, en définitive, le traitement (ex. : avoir un rhume, avoir la fièvre).

Tout ceci montre qu'une théorie de l'article qui prétendrait se fon- der sur les seules propriétés générales du nom, telle serait, par exemple, une théorie purement logique, constituerait nécessaire- ment une erreur de fait, à supposer même qu'elle fût Juste dans sa sphère.

Ainsi qu'il a déjà été indiqué, pour avoir quelque chance d'approcher de la vérité, une théorie de l'article doit être, non pas logique, mais psychologique. Ce qu'elle examinera, c'est comment l'article qui, dans la langue, représente un principe abstrait, accommode ce principe aux réalités de la langue, dont l'une, non la moins importante, est la nature particulière du nom. Or, c'est un élément instable, car des noms ont beau faire tous partie d'une même catégorie, il n'y en a pas deux à posséder des propriétés identiques.

Tel est du moins le point de vue absolu. Si la rigueur en était main- tenue dans la pratique, toute théorie de l'article serait virtuellement impossible. Mais elle s'y atténue sensiblement, et si l'on ne peut espé- rer répartir les noms en séries de termes rigoureusement égaux, du moins est-il possible de les distribuer en catégories renfermant des individus assez semblables pour relever d'un traitement commun.

CATEGORIES NOMINALES DETERMINEES D'APRES LE DEGRE DE TENDANCE DU NOM VERS TEL OU TEL ARTICLE

§ 22. Principe I : caractère de discontinuité ou de continuité de l'ex- tension nominale.

Le différent caractère de leur extension est le trait qui frappe à première vue lorsqu'on examine les noms en dehors de tout con- texte. Considérés dans l'espace, les uns se dessinent au regard de Tesprit comme des points qui se répètent discontinûment; par exemple : table. Les autres, au contraire, semblent s'étendre d'une manière continue ; ex. : justice. Ainsi, immédiatement, on aper- çoit deux grandes catégories de noms : continus et discontinus. Les premiers tendent vers l'article d'extension [le, la) ; les seconds vers l'article ponctuel (un). C'est en portant ce principe de distinc- tion parmi des noms de diverses espèces qu'on obtiendra une dis-

LA rORME SPÉCIFIQUE DU NOM 22) 97

tribution appropriée à la théorie de l'arficle. La classification ordi- naire ne saurait suffire ; car, dans les catégories qu'elle pose, on trouve à la fois des noms continus et des noms discontinus.

Noms abstraits. Le moyen le plus simple pour évaluer la continuité des noms abstraits est d'essayer de les « nombrer ». Aussitôt les différences s'accusent. Bonté, par exemple, ne fait pas nombre. Il peut exister plusieurs genres de bonté, il n'existe pas une, deux, troishoniés distinctes, mais seulement « /a bonté ». Les divisions qu'on peut pratiquer dans cette idée générale sont relatives à des aspects, non à des êtres. Nous dirons que bonté est un nom abstrait essentiellement continu. Les noms de cette catégorie tendent naturellement vers l'article le.

Si l'on prend vérité, les choses se présentent différemment : on découvre dans le nom deux sens séparables. Le terme de vérité peut désigner une chose communicable, sujette à être formulée et répétée. Pris dans ce sens, il fait nombre : « une vérité, deux véri- tés », et ainsi de suite. Il est, par conséquent, discontinu et tend vers l'article un.

L'autre sens du mot vérité est celui qui se rapporte à ce quelque chose d'incommunicable et de souverain, dont on sait qnildoit être, tout en ignorant ce qu'il peut contenir, et qu'on est convenu de nommer « la vérité ». Pris dans cette acception, vérité est un nom continu qui tend naturellement vers l'article le.

Il apparaît ainsi que vérité est un nom abstrait alternativement continu et discontinu.

Noms de matière. Les noms de matière ont des propriétés presque identiques à celles des noms abstraits essentiellement con- tinus. C'est dire qu'ils tendent naturellement vers l'article le. On dira : le café, le beurre, le sucre, et jamais : un café, un beurre, un sucre.

On remarquera cependant que les noms de matière prennent de la réalité plus tôt que les noms abstraits. Dans avoir du vin, vin représente quelque chose qui existe réellement, mais dans avoir du courage, courage peut n'indiquer que la possession d'une qualité virtuelle. Cette légère différence présente un intérêt lorsqu'il s'agit de certaines suppressions d'article 173).

Pour les noms de matière sujets à recevoir l'article un, par exemple : un métal, se reporter p. 101.

7

98 CHAPITRE Vt

Noms d'êtres uniques concrets. —Les noms d'êtres uniques con- crets sont des noms propres devenus noms communs à force de s'appliquera des choses qu'on voit communément. Il faut les ran- ger parmi les noms essentiellement continus : ils ne font pas nombre et tendent vers l'article le.

Au point de vue théorique, ces noms présentent cet intérêt d'avoir sensiblement la même étendue avant emploi et après emploi. La transition du nom en puissance au nom en effet est ainsi rendue presque inutile. Elle s'opère par principe dans la langue actuelle, mais anciennement ce passage n'avait pas lieu nécessaire- ment, et la forme potentielle sans article pouvait dans bien des cas être tenue pour directement satisfaisante (§§ 10, 16, 17 et 18).

Des noms qui dans le parler commun désignent un être unique peuvent se rapporter à des êtres multiples dans une langue tech- nique. Soleil^ par exemple, dans la langue des astronomes. Il y a lieu alors de les considérer, pour autant qu'ils sont employés dans cette langue, comme noms d'êtres multiples (v. plus bas).

Noms d êtres concrets multiples. Les noms de ce type sont essentiellement discontinus et tendent universellement vers l'ar- ticle un. Ex. : une fleur. Mais cette tendance n'est pas de même degré partout. Elle est moindre pour certains noms, et cela n'est pas sans avoir pour l'article des conséquences, notamment en ce qui concerne les emplois très généraux (§§ 127, 129, 130).

Noms concrets impressifs. Ce sont des noms comme silence, bruit, lumière, dans lesquels il convient de voir moins la désigna- tion d'une chose que celle de l'impression produite par cette chose. Ces noms sont alternativement continus ou discontinus, selon que l'impression à laquelle ils répondent estelle-même de forme continue ou discontinue. Ainsi « un silence, un bruit » exprimeront quelque chose d'inattendu, par quoi se trouve rompue la continuité de l'état précédent, tandis que « le silence, le bruit » seront, au contraire, une suite du même état. Un silence est solution de continuité dans « le bruit »; un bruit, solution de continuité dans « le silence ». Même contraste entre une lumière, apparition soudaine et brève de clarté perçant les ténèbres, et la lumière, clarté se répandant continûment sur les choses 104).

Noms continus ramenés autant que possible à Vétat discontinu. Cette catégorie n'est pas parallèle, mais superposable aux pré-

La forme SPBCIFlQUB PU NOM 23) 9^

cédentes. Elle embrasse tous Iç» noms présentés jusqu'ici, abstraits aussi bien que concrets, qui s'étendent continûment. L'article qui lui correspond est du, de la, c'est-à-dire l'article le, des noms continus « retouché » par de, signe de quantité, dont la fonction consiste, en ce cas, à faire passer l'esprit de la représentation qua- litative idéale à la représentation quantitative réelle. C'est ainsi qu'on dira idéalement : Veau, et par un contact plus étroit avec le réel : de l'eau. Le même rapport existe entre la. honte et de la bonté.

§23. Principe II : caractère intrinsèque ou extrinsèque de la signifi- cation.

Pour achever de distribuer les noms en catégories satisfaisantes en ce qui concerne la théorie de l'article, il faut joindre au prin- cipe de classement dont il a été fait usage jusqu'ici, un second principe plus abstrait et, par suite, beaucoup moins apparent, quoi- que d'une égale importance.

Ce principe peut êtrç formulé comme suit.

Il existe deux sortes de nonis ; les noms de sens intrinsèque, qui ont leur signification dans la forme qu'ils représentent, et les noms de sen^ extrinsèque, qui ont leur signification en dehors de cette forme.

Quelques exemples vont fixer les idées. Soit le mot effet. Le déplacement de la pensée de l'extérieur à l'intérieur de la forme est sensible. Pour qu'il y ait « effet », il faut qu'une chose première influence une chose seconde. C'est cette influence qui, en puis- ;sance, constitue l'effet. Ce qui, après l'action, subsiste d'elle dans la chose seconde représente l'effet en réalité. Il apparaît ainsi que le mot effet recouvre d'abord dans l'esprit un intervalle entre une chose qui agit et une chose qui subit : mais à mesure que l'idée évolue, au lieu de denieurer inscrite dans cet intervalle, elle se « replie » sur le dernier terme. Le résultat est que le nom effet, lorsqu'il atteint l'emploi, ne désigne plus un rapport, mais une chose [plus exactement une chose et un souvenir de rapport].

Le même examen répété pour le mot cause aboutirait pareille- ment à nous montrer un nom qui, en puissance, désigne une influence, et s'inscrit par conséquent dans un intervalle, mais qui, en emploi, se replie sur l'un des termes considérés. La seule diffé- rence est que ce terme, au lieu d'être influencé, est influent.

100 CrtAPItRË vt

Le trait marquant des noms de sens extrinsèque est de ne pou- voir acquérir un sens très général. Lorsqu'on leur imprime une forte extension, ils perdent toute valeur. On ne saurait, par exemple, penser d'une façon générale abstraite : «/a circonstance, le cas. » Cette impossibilité de réaliser le sens très étendu a sa cause dans le fait que les notions de ce genre présentent à Tesprit des formes vides, qui existent dans la langue non pour étendre un contenu, mais pour recueillir, pour « replier » en elles une signification potentiellement extérieure.

On doit considérer comme noms de sens extrinsèque tous les noms dépourvus d'attache avec un point déterminé du réel. On peut comparer, à cet égard, intelligence et aptitude. Encore que ces noms notent tous deux un pouvoir, et qu'ils puissent en maints cas être appliqués à une même chose, ils diffèrent profondément. Le pouvoir que note intelligence se réfère à un domaine défini, celui de la pensée, tandis que le pouvoir noté par aptitude plane, pour ainsi dire, au-dessus de tous les domaines, sans se lier à aucun. C'est un mot indépendant de tout milieu.

Cette différence entre les deux noms est sensible dans la langue. Le premier, intelligence^ étant un nom de sens intrinsèque, dont l'idée se développe autour d'un centre posé, conserve, comme tel, toute sa signification, quelle que soit l'étendue envisagée. « L'intel- ligence », pensée comme être général, est une idée des plus nettes. Mais veut-on étendre au même degré le second, aptitude^ qui est de sens extrinsèque, l'idée s'indétermine, et finit par s'abolir, faute précisément de « graviter » autour d'un point suffisamment déter- miné du réel. L'expérience est, du reste, facile à réaliser. Qu'on essaye de penser « l'aptitude » en général, on n'y parviendra pas. Pour pouvoir tenir l'idée aptitude dans l'esprit, il faut la rattacher à quelque autre notion.

Le seul cas les noms de sens extrinsèque puissent être employés dans un sens très général est celui ils recouvrent une opposi- tion. Ex. : Le remède est pire que le mal. Cela tient à ce que dans une opposition, c'est la partie extrinsèque qui se développe, celle qui est inscrite entre les choses opposables. Ce point sera repris au § 128 (théorie des sens généraux).

Les noms de sens extrinsèque n'ont d'autre forme que celle du support sur lequel la signification se replie. Si le support est une chose^ ils sont discontinus. Ex. : une cause^ un effet, un cas, une

LA FORME SPÉCIFIQUE DU NOM 23) 101

circonstance, un métier, une profession, une carrière, une apti- tude. Si le support est une quantité relative (variable par plus ou moins) ils sont continus quantifiés (pp. 98 et 99). Ex. : Cela a de ïimportance. On dit également : cela a une importance, mais l'ar- ticle un, dans ce dernier cas, est l'effet d'un adjectif sous-entendu. Cela a une importance est à égalité avec : cela a une réelle impor- tance. Il ne faut donc pas attribuer l'article un devant importance au caractère extrinsèque du nom.

Les noms de sens extrinsèque se rencontrent dans toutes les espèces. Il y a, en effet, partout dans la langue des noms trop généraux matériellement pour accepter d'être généralisés formelle- ment. Métal en fournit un exemple parmi les noms de matière. Il tend vers l'article un, alors que l'espèce, prise dans son ensemble, est orientée vers l'article le. On dira : un métal; on ne dira pas : un fer, mais : le fer, du fer.

Les noms collectifs se rattachent à la théorie des noms de sens extrinsèque en tant que noms déformes plus ou moins indifférentes au contenu. Ainsi catégorie, genre, espèce, foule, compagnie, armée, tas, etc., ne représentent expressément à l'esprit aucune chose, mais seulement une forme d'ensemble sujette à contenir des réalités diverses.

Il faut distinguer, parmi les collectifs, ceux qui désignent des groupes réalisés en idée seulement, tels sont catégorie, genre, espèce, et ceux qui indiquent le rassemblement en fait d'un nombre de choses, par exemple : foule, tas, armée. Les premiers instituent des groupements de principe : ce sont des collectifs théoriques. Les seconds, qui représentent des objets groupés en fait, sont des collectifs réels.

Les noms collectifs se divisent, en outre, en collectifs matériels et collectifs formels. Un collectif est d'autant plus formel qu'au prononcé du nom on sent moins quels objets la forme contiendra. Ainsi tas est très formel; de même catégorie. Au contraire, armée, et dans une mesure moindre foule, laissent apercevoir d'avance quels objets rempliront la forme. Pour l'ordinaire, une armée se compose de soldats, et une foule renferme des gens. Ces deux noms sont des collectifs relativement matériels^.

1. La tendance de la langue moderne est de dématérialiser ce genre de collectifs. Armée et foule y sont très souvent employés pour des choses tout à fait imprévisibles dans le mot.

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Il est à remarquer que ai les collectifs formels existent à la fois parmi les collectifs réels et les collectifs théoriques, il n'en va pas de même des collectifs matériels. Ils ne sont jamais théoriques.

En définitive, on est amené, pour la théorie de l'article, à consi- dérer deux sortes de collectifs : 1** Les collectifs formels^ qui ren- ferment tous les collectifs théoriques, plus quelques collectifs réels ; Les collectifs matériels^ qui renferment le reste des collectifs réels, mais aucun collectif théorique.

Tant qu'il ne s'agit que d'emplois particuliers, le traitement de ces deux catégories de collectifs est le même : comme noms dis- continus, ils tendent vers l'article un, ex. : une catégorie^ une foule. Mais la différence s'accuse dans les emplois généraux. Tan- dis que les collectifs formels, faute de sens intrinsèque, se refusent à ces emplois, les collectifs matériels, plus ou moins pourvus de sens